Va savoir ce qu’il avait pu dire. Il connaissait à peine son beau-père et le seul sentiment que l’Italien lui ait jamais inspiré était la peur. Elle les guida jusqu’à un salon aux murs de ciment ocre, constellé de bibelots en fer forgé. Le cadre dégageait une impression de dureté, de solennité proche de l’atmosphère d’une église.
Ils s’assirent sur un canapé et tandis que leur hôtesse partait faire du café, ils restèrent silencieux : Sofia, visiblement émue de se retrouver ici, Loïc, toujours stupéfait de découvrir, après toutes ces années, un pan entier de la vie de son ex.
Quand elle revint avec son plateau — argent, cuivre, porcelaine —, elle servit les trois tasses en demandant en français :
— Les funérailles se sont bien passées ?
— Keno, je n’ai pas pu…
— Je sais, ma chérie… (Puis elle murmura, comme pour elle-même :) Ogni cosa a suo tempo, ciascuno al suo posto e un posticino per ogni cosa…
L’expression italienne équivalait plus ou moins à « Chacun son métier et les vaches seront bien gardées ». L’incident était clos. La maîtresse n’avait pas sa place aux funérailles officielles.
— D’après son carnet, commença Sofia, il était avec toi la dernière nuit.
Andrea sourit — son chagrin était tapi au fond d’une crypte, derrière une porte verrouillée.
— Tu mènes une enquête ?
— On veut simplement comprendre…
— Tu vas le dire à la police ?
— Bien sûr que non. Mais ils finiront par l’apprendre.
— De toute façon, ta mère fera passer l’information.
Aucune hostilité dans la voix. Sofia ne relança pas l’interrogatoire. Si Keno voulait dire quelque chose, ce serait de son plein gré.
Loïc l’observait de biais : jupe sombre, col roulé noir, collier de perles. Un deuil à l’italienne. En chemin, il avait demandé à Sofia l’origine de son surnom, qui désignait un jeu de casino. Jadis, Giovanni prétendait qu’avec elle, il avait gagné le « gros lot ». La simplicité et la naïveté de l’explication avait renforcé sa surprise — il n’y retrouvait pas le ferrailleur retors et meurtrier.
— Cette nuit-là, il n’a pas dormi, reprit enfin Andrea, à voix basse. Il était inquiet.
— Tu sais pourquoi ?
— Un rendez-vous le lendemain qui le préoccupait beaucoup.
— Avec qui ?
— Je n’en sais rien. Il ne me parlait jamais de ses affaires.
— Il te parlait d’absolument tout.
Keno eut un sourire de pythie, mystérieux et entendu.
— Le nom d’Isidore Kabongo vous dit-il quelque chose ? se permit de demander Loïc.
— Non.
— Trésor Mumbanza ?
— Non plus.
— Laurent Bisingye ?
— Je n’ai jamais entendu ces noms. Ce sont des Africains ?
— Des Congolais, oui.
Sofia prit le relais :
— Les soupçons de la police s’orientent sur les affaires de papa là-bas.
Keno hocha lentement la tête, les yeux baissés sur sa tasse. Tout ça ne semblait pas l’intéresser outre mesure.
— Tu sais au moins où il avait rendez-vous ?
— Pas du tout.
— Vous saviez qu’il avait vendu toutes ses actions de Coltano ? risqua encore Loïc.
— Oui. Giovanni était fatigué…, fit-elle avec un geste vague.
— Vous pensez qu’il avait l’intention de racheter ses titres ?
Elle regarda Sofia avec tendresse :
— Il aurait fait au mieux, comme toujours, pour vous protéger tes sœurs et toi.
Le silence s’imposa. Il se demanda soudain ce que le Condottiere lui avait laissé, à elle… Dans son boulot, Loïc avait connu pas mal de maris qui n’avaient même pas mentionné leur maîtresse dans leur testament, de peur de se faire engueuler outre-tombe .
— Il ne croyait plus au coltan africain, murmura enfin Keno. Les médias accusaient Heemecht de financer la guerre du Congo. Les grands groupes allaient finir par se fournir ailleurs. Même les Chinois commençaient à trouver ça trop compliqué.
Elle révélait sa vraie position : la seule personne à qui Montefiori parlait de ses affaires, comme l’avait dit Sofia. Une journaliste spécialisée en conflits internationaux qui connaissait les rouages des marchés émergents et les fragiles équilibres mondiaux.
— A-t-il évoqué des nouveaux filons au Nord-Katanga ? reprit Loïc, décidant qu’elle devait être de tous les secrets.
— Il était sceptique. Il pensait que votre père prenait ses rêves pour des réalités.
— Il le soutenait pourtant dans cette exploitation.
— Par amitié.
Sofia intervint, d’une voix qui trahissait son impatience :
— Keno, avec qui avait rendez-vous papa mardi ?
— Je n’ai pas les noms. Des personnalités liées au Congo.
Coup d’œil entre les ex-époux : ils ne comprenaient plus rien.
— Vous venez de dire qu’il n’était plus intéressé par le coltan…, remarqua Loïc.
— Il s’était lancé dans un autre business. (Andrea soupira.) Beaucoup plus dangereux. C’est toute l’ironie de l’histoire : il critiquait votre père mais avait opté pour une voie plus risquée encore.
Loïc avait avancé son fauteuil :
— La cassitérite ? L’or ? Les diamants ?
Elle posa lentement ses pupilles grises sur lui — fondues dans le même fer forgé que les objets bizarres qui les entouraient.
— Vous connaissez le Congo-Kinshasa ?
— Non.
— Il y a là-bas un commerce bien plus juteux.
La tête aussi vide qu’un œuf clair.
— Vraiment, je ne vois pas…
— Dans un pays en guerre, qui a coûté la vie à cinq millions de personnes ?
— Je…
— Les armes, ragazzo . Giovanni se livrait au trafic d’armes au Congo. Il venait de faire une livraison importante au Katanga.
À la lueur de sa lampe frontale, Erwan observait le visage de Cathy Fontana. Sur ce portrait de groupe daté de février 1971, une petite brune se tenait aux côtés du docteur Fuamba. La seule Blanche. Deux mois plus tard, elle était assassinée. Erwan avait emprunté les lunettes d’un pasteur repéré à bord : en orientant les verres, il parvenait à les utiliser comme des loupes. Il voulait décrypter ce visage. Sonder le sentiment de son père. Pourquoi il la cognait. Pourquoi elle avait été tuée. Pourquoi Morvan n’en avait jamais parlé.
Un visage de chat : yeux en amande, petite bouche, sourcils épais à la courbe délicate. Au milieu de ces hommes noirs, elle paraissait minuscule et filiforme. Avec ses cheveux courts, on aurait dit un adolescent. Erwan connaissait les goûts du Vieux : il n’aimait chez les femmes que la virginité, l’innocence, la jeunesse. Cathy avait tout pour le charmer : diaphane, émouvante, elle distillait un parfum éthéré, en rupture avec toute idée de sexe ou de désir. À quoi s’ajoutait une impression mystérieuse de fuite, d’échappée. Un rêve dont on parvient à peine à se souvenir.
Morvan en homme violent devenu assassin ? Maggie en harpie meurtrière ? Erwan n’hésitait pas non plus à faire entrer de Perneke, le psychiatre, dans la danse. Les soins qu’il prodiguait à Grégoire, ce dossier qu’il avait constitué sur lui…
Il éteignit sa lampe et essaya de dormir. Il s’était enfoui dans un sac de couchage en toile, un sac à viande pour se protéger des insectes, et avait calé son dos contre la timonerie. Il sentait encore dans ses membres la course qu’il avait livrée pour attraper, in extremis , les barges. Salvo était déjà à bord : Erwan n’avait pas suivi les règles, il pouvait crever.
Ce soir, Maillot Jaune avait disparu avec sa valise. Toute la soirée, il avait dragué une msichana aux cheveux plats comme un pin parasol. Riant aux éclats dans sa robe rouge, elle ressemblait à un brasero. Salvo était un séducteur. Une fois, à un barrage, il lui avait suffi de quelques mots à une vendeuse de chenilles pour que les choses se finissent derrière un mur de parpaings.
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