Les pierres revenaient. Chaleur étouffante de la pièce. Respiration altérée. Et cette voix, suspendue dans la touffeur…
— Dangereux pour qui ? insista la voix.
— Pour elle, finit-il par répondre, en ayant l’impression de se trancher la bouche.
— Elle qui ?
— Catherine.
— Vous l’avez encore brutalisée ?
— Je n’aime pas ce mot.
— Il ne correspond pas à la réalité ?
Les pierres ne lui broyaient plus le thorax mais obstruaient sa gorge, de l’intérieur .
— Si, mais…
— Mais quoi ?
— Quand ça arrive, je ne suis pas dans mon état normal.
— Comment définiriez-vous votre état normal ?
— Le temps hors de mes crises. Les trêves où je suis apaisé.
Silence. La voix réfléchissait. Non, c’était le contraire : elle lui laissait le temps, à lui, de réfléchir.
— Diriez-vous que ces crises font partie de vous-même ?
— Elles appartiennent à une zone d’ombre qui est en moi, une zone malade…
— Savez-vous ce qui les déclenche ?
— Non.
— Réfléchissez.
— Je n’en sais rien ! Elles surviennent… c’est tout.
— Mais Catherine en est toujours la victime.
— Qu’est-ce que vous insinuez ?
— Diriez-vous que sa présence provoque ces crises ?
Il ne pouvait répondre. Pas même envisager la question. Sans doute parce que la réponse était dans la question.
— Je l’avais prévenue…, balbutia-t-il. Je… je lui avais ordonné de ne pas me suivre.
— Êtes-vous une menace pour elle ?
— Ma part d’ombre, le démon qui m’habite…
— Pourquoi parlez-vous de « démon » ?
— Je ne sais pas.
— Vous m’avez dit que l’Homme-Clou cherchait à se protéger de ses démons en tuant ces femmes.
— Il faudrait que je tue quelqu’un pour aller mieux ?
— À chacun sa catharsis.
Que lui conseillait au juste ce cinglé ? De tuer Cathy ?
— Songez à cela, Grégoire. Vous devez trouver le moyen d’expurger votre peur, votre colère.
— C’est à vous de me soigner ! C’est à vous de me guérir !
— Non, Grégoire. Vous seul pouvez le faire.
Morvan se leva d’un bond. De Perneke recula, effrayé. Le flic sourit, couvert de sueur. Dans l’immédiat, la meilleure catharsis aurait été de briser quelque chose dans ce bureau colonial, et en priorité la gueule du jeune médecin belge.
Il s’avança. Le psy recula encore. Soudain, Morvan vit tout chavirer. Les rais du soleil par les claires-voies, les murs blancs, le tapis tressé sur le sol. Le psy tenait une photo entre ses mains comme on dresse un crucifix face à un vampire. En un éclair, Grégoire reconnut les traits de la femme et son cœur sauta dans sa poitrine avec la violence d’une douille brûlante expulsée d’une chambre.
— Co… co… comment vous avez eu cette photo ?
— Peu importe.
— Catherine…
De Perneke se terrait dans un angle de la pièce mais il souriait à son tour :
— Ce n’est pas Catherine, vous le savez bien.
Morvan tomba à genoux et fondit en larmes.
— La catharsis, reprit le psy, vous devez trouver la catharsis.
D’un coup, le souvenir éclata comme du verre dans sa main. Il se redressa et découvrit son « chez-lui » : une bâche mal tendue sous laquelle on avait installé un lit de camp, un tabouret, une cafetière. Le martèlement de la montagne continuait. Le brouhaha des creuseurs remplissait la nuit. Morvan pleurait à chaudes larmes.
Il chercha à tâtons le thé que la Touffe venait de lui préparer. Le b.a.-ba des pays tropicaux : boire plus chaud que l’air lui-même. Battre l’Afrique sur son propre terrain.
Il s’assit de nouveau sur sa couchette et s’enfila quelques gorgées, en essuyant ses paupières. La catharsis… Il se revit, cette nuit-là, arracher des mains du psychiatre la photo comme une hyène emporte un morceau de charogne. Enfoiré de psy… Après tout ce temps, rien n’était réglé…
Tout ça, c’était de la faute de son fils. Ce merdeux qui remuait la fange du passé. Son enquête, ses questions, son acharnement à exhumer les cadavres. Morvan pressentait sa chute. Quarante années à jouer les funambules et voilà qu’il perdait à nouveau l’équilibre. Cette fois-ci, c’est la bonne .
Il but encore et se brûla la gorge.
Jamais il n’aurait dû revenir en Afrique.
— Papa ? C’est Loïc.
Il ne manquait plus que lui . Morvan avait donné son numéro à chaque membre de sa famille mais ce coup de fil était le dernier qu’il attendait.
— Un problème ?
Il perçut le rire de son fils à l’autre bout de la connexion. Il plaidait coupable pour de telles répliques. Six heures du matin : Morvan avait à peine dormi et déjà avalé son manioc matinal.
— T’es tout de même au courant pour Montefiori ?
— Ta mère m’a appelé.
— Je suis allé à ses funérailles à Florence. Sofia me l’a demandé.
— À quelque chose malheur est bon.
— Ne te monte pas la tête. Je t’appelle pas pour ça.
Il s’était écarté du site — au fond des galeries, on frappait toujours. Il s’enfonça parmi les buissons qui, dès qu’on quittait la clairière défrichée, redevenaient de la pure jungle. On entendait aussi au loin la voix d’un prêtre exalté qui inaugurait la journée :
— Seigneur, nous te dédions ce jour, protège chacun de nous, que ta bénédiction se pose sur chacun de nous !…
— Sur la mort de Giovanni, continua son fils, quelle est ton idée ?
Ce matin, pas le jus nécessaire pour inventer de nouvelles salades :
— C’est sans doute lié à Coltano mais je n’en sais pas plus.
— On voudrait éliminer les gros actionnaires ?
— Nseko n’avait pas d’actions et Montefiori n’avait pas encore racheté les siennes.
— Je pense qu’il y a un lien avec les nouvelles mines.
Morvan le pensait aussi mais pas la peine d’affoler son monde.
— Que disent les flics italiens ? éluda-t-il.
— Un dénommé Sabatini mène l’enquête, tu vois qui c’est ?
Il sourit pour lui-même. Loïc, alcoolique à treize ans, héroïnomane à dix-sept, bouddhiste à vingt-cinq, millionnaire à trente, était resté un gamin. Un petit garçon qui croyait encore que son père connaissait les flics du monde entier.
— Non. Où ils en sont ?
— Nulle part mais ils privilégient la piste africaine.
Tu m’étonnes . N’importe quel condé digne de ce nom aurait plongé en priorité dans les affaires de Montefiori et étudié ses dernières manœuvres financières. La vente massive par Heemecht des actions Coltano avait dû attirer l’attention. Les poliziotti s’étaient penchés sur la société d’exploitation minière puis sur la mort violente de son directeur à Lubumbashi…
— Il m’a interrogé sur Kabongo, reprit Loïc.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Ce que je savais, c’est-à-dire rien.
— Il t’a cité d’autres noms ?
— Trésor Mumbanza. Laurent Bisingye.
Les Italiens avaient déjà identifié les affreux qui gravitaient autour du coltan. Bon réflexe : ils se concentraient sur des Africains puissants, capables de débarquer à Florence pour régler leurs comptes.
— J’ai pris mes renseignements, ajouta Loïc. Bisingye pourrait être le tueur.
Allons bon, le cadet s’y mettait aussi.
— Le meurtre a bien eu lieu mardi matin ? demanda Morvan.
— Oui.
— Alors ce n’est pas lui. Lundi matin, ils étaient avec moi à Lubum.
— En vingt-quatre heures, il pouvait rejoindre Florence.
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