Maintenant, dans l’air gris et rose, Erwan reprenait ses notes — le fruit de ses réflexions nocturnes — mais pas moyen de se concentrer. Depuis l’aube, un autre sujet revenait l’obséder : Sofia. Depuis son départ, aucune nouvelle. Pour dire la vérité, pas besoin de s’envoler au bout du monde pour obtenir ce silence : il n’avait aucun contact avec elle depuis plus d’un mois. Il se jura qu’à son retour, il l’appellerait. En se disant cela, il réalisa avec frayeur que cette résolution sous-entendait une autre conviction : il ne croyait pas réellement à son retour…
Un grand craquement l’arracha à ses pensées.
Le capitaine avait suivi un affluent du fleuve, sans doute pour éviter un obstacle ou des rapides. Ils glissaient à présent sous un tunnel de branches et de lianes. La lumière devint folle, kaléidoscopique, comme si on avait brisé le soleil en mille petites étincelles, jaillissant à travers les cimes. Des branches s’accrochèrent aux flancs des barges, balayant les ponts, attrapant des hommes et des bêtes dans leurs griffes. Des chèvres tombèrent à l’eau, aussitôt absorbées par le limon couleur cacao. Personne n’eut le temps de se plaindre, ni de gémir. Déjà, le Vintimille poussait de nouveau ses barges dans la lumière éblouissante du matin. On se rassit à sa place, s’abritant en perspective du combat inégal de la journée : chair noire contre soleil blanc.
Erwan replongeait dans ses pensées quand il se rendit compte qu’un silence anormal l’entourait. Pas un évènement exceptionnel : souvent, sans qu’on comprenne pourquoi, toute la forêt se taisait. Mais cette fois, une rumeur s’empara des ponts. Les regards se tournèrent vers la berge à tribord.
Ils étaient là.
Dans l’épaisse végétation qui bordait la rive, des guerriers aussi immobiles que des sentinelles de pierre, Kalach au poing. Erwan mit sa main en visière : c’était la première fois qu’il voyait des soldats en état de marche — et non plus saouls ou ensommeillés à un barrage. Ceux-là n’avaient pas l’air d’avoir plus de vingt ans. Intégrés à leur milieu, ils évoquaient des créatures de la mangrove, des pièces du puzzle végétal.
— Kadogos, chef. Y a plus qu’à prier.
Erwan avait lu un tas de bouquins et d’articles sur les enfants soldats. Au Congo, les premiers avaient été enrôlés par Laurent-Désiré Kabila et c’étaient eux qui, plus tard, l’avaient assassiné. Au cours de la deuxième guerre du Congo, leur utilisation était devenue systématique. Les milices enlevaient les gosses dans leurs villages, les obligeaient à tuer leurs parents ou leurs frères et sœurs à titre de baptême du feu, et en avant marche. Drogués, ivres du matin au soir, ils s’entendaient répéter qu’ils n’avaient plus qu’une seule famille : leur Kalach. Analphabètes, amoraux, ils grandissaient la faim au ventre, le cerveau fracassé, et traversaient les étapes de la puberté à coups de viols et de meurtres. Parvenus à maturation, ils devenaient des fantômes en sursis, plus perdus encore si la guerre s’arrêtait.
Là, immergés à mi-corps, quelques-uns portaient des gants de caoutchouc. Erwan regarda mieux encore. Ils étaient en train de triturer à la machette des cadavres qui flottaient autour d’eux.
— Qu’est-ce qu’ils foutent ?
— Ils les éventrent, fit Salvo d’une voix sourde.
— Pourquoi ?
— Pour qu’ils coulent et remontent pas.
— Ces victimes, c’est qui ?
— Des villageois, sans doute. Des gars à qui ils ont volé les femmes et les récoltes.
Horrifié, Erwan fixait les gamins arrachant les organes des ventres ouverts. Leurs visages évoquaient des masques de peau noire. Même à cette distance, on entendait les cris d’un bébé resté attaché au cadavre de sa mère décapitée.
— Pourquoi tiennent-ils à les faire disparaître ? Qu’est-ce qu’ils en ont à foutre ?
— Y craignent les raids de l’ONU, des Casques Bleus qui surveillent de temps en temps ces zones en hélico. Le seul truc qui leur fait peur, c’est La Haye.
— Les gants Mapa, pourquoi ?
— Pour pas attraper le sida.
Le temps qu’il se remette de ce choc, les barges les avaient dépassés. Pas de coup de feu : ils s’en sortaient bien. Salvo lui avait raconté que parfois, les kadogos tiraient sur les bateaux simplement pour s’entraîner ou parce qu’ils avaient fait un pari.
Erwan était trempé de sueur mais c’était toute l’atmosphère qui exsudait. Un orage se préparait. Déjà, on s’apprêtait à essuyer le grain. Tout le monde sous les bâches. On avait évité les tirs, on aurait la pluie. Le tonnerre retentit mais le ciel restait sec. D’ailleurs, les claquements ne résonnaient pas comme d’ordinaire. Ils semblaient jaillir de la terre, se déployer à la surface de la plaine en longues vibrations.
Chacun tendit le regard et aperçut au loin, tout au fond du fleuve, des éclats de lumière sur fond noir, en contrepoint des détonations. La distance dissociait les faits mais il s’agissait d’un seul et même phénomène. Pas un orage. Des mortiers. Ceux des Tutsis, à moins que les FARDC aient décidé de leur brûler la politesse.
En guise de confirmation, des crépitements retentirent quelque part — brèves rafales qui avaient la sécheresse d’une mort à répétition, sans bavure. Une houle dans la foule, chacun se jetant à terre ou se précipitant derrière les rares abris.
Erwan ne bougea pas : il avait déjà compris que les tirs étaient loin — au moins plusieurs kilomètres.
— Qui attaque ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Aucune idée mais tu peux vrrrrraiment oublier Lontano.
— Ton frère m’avait prévenue : t’es vraiment une emmerdeuse.
— Me parle pas comme ça.
— Comment t’as pu me faire un plan pareil ? J’ai pas été claire ?
Après son escapade au cimetière, Gaëlle avait téléphoné à Audrey. L’accueil n’avait pas réellement été triomphal. Le premier réflexe de la fliquette avait été de contacter Karl et Ortiz pour les rassurer — solidarité corporative — puis elle avait convoqué Gaëlle dans un restaurant près du 36, Au rendez-vous des camionneurs, pour le petit déjeuner. Le lieu, mezzanine grise et banquettes turquoise, n’avait rien à voir avec un bar de flics à l’ancienne — plutôt un repaire de bobos végétariens. Au menu : engueulade et café chaud.
Gaëlle laissait passer l’orage. Elle attendait surtout les résultats de la première pêche aux infos — le temps qu’elle rejoigne le Pont-Neuf, l’OPJ avait eu le temps de lancer une recherche sur Philippe Hussenot.
— À peu près l’inverse de Katz, attaqua-t-elle enfin en ouvrant son ordinateur. Aucun problème pour le tracer. Il était même connu dans son milieu.
— Lequel ?
— Psychiatrie et neurobiologie.
Gaëlle reprit un croissant. Elle se sentait dans la peau d’un randonneur qui a déjà couvert vingt bornes avant le petit déjeuner.
— Né en 1959, à Vienne, Isère, récapitula Audrey. Ancien interne des Hôpitaux de Paris. Ancien chef de clinique de la faculté de Lyon. Internat dans les années 80. J’ai trouvé sa trace à l’hôpital Saint-Jean-de-Dieu à Lyon, puis à la clinique Dessault à Montpellier. À la fin des années 90, il possède aussi son cabinet et y exerce en tant que psychiatre. Il ouvre ensuite sa propre clinique à Chatou, spécialisée dans le traitement de la dépression et des addictions. En même temps, il est expert auprès du TGI de Nanterre.
Gaëlle l’arrêta :
— Quel nom sa clinique ?
— Les Feuillantines. Tu connais ?
— J’y ai fait un bref séjour en septembre.
Elles se turent. Hasard ? Connexion souterraine ? La seule chose dont se souvenait Gaëlle était que son père y avait été aussi soigné jadis.
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