Erwan le savait mais il n’avait pas fait le rapprochement. La mutilation n’avait rien à voir avec la Colombie : c’était plutôt une variante des atrocités africaines qu’il avait croisées ou une nouvelle aberration de l’Homme-Clou. Pharabot n’avait pas eu le temps de pratiquer un rite complet. Il avait simplement cherché à créer une ressemblance entre sa victime et les minkondis du Bas-Congo. Grands yeux sombres, petite langue sortie d’une bouche ricanante…
Il balbutia quelques mots et raccrocha en oubliant de dire au revoir. S’adossant à un fourgon, il tenta d’envisager les premières vérités à déduire de ce scoop. Substitution de cadavre à Charcot dans la nuit du 23 novembre 2009. Mise en isolement de Pharabot jusqu’en 2012. Fuite du prédateur le vendredi 7 septembre 2012 dans la lande et meurtre de Wissa Sawiris. Le dément avait poursuivi sa cavale et s’était planqué chez Isabelle Barraire.
Sa douleur au plexus lui remonta dans la gorge. Comment avaient-ils pu se gourer à ce point ? Une magistrale erreur judiciaire. Celle que tout flic digne de ce nom redoute au long de sa carrière. On avait traqué, soupçonné, descendu, pas vraiment des innocents, mais jamais le vrai coupable.
L’image de Lassay, le directeur de Charcot, revint lui cingler l’esprit. D’une manière ou d’une autre, tout venait de lui. Il avait fermé les yeux sur le faux décès de Pharabot ou l’avait organisé. Il avait planqué le nganga durant toutes ces années. Quel était l’intérêt de la manœuvre ? Pourquoi l’avoir relâché trois ans après ? Pharabot s’était-il simplement enfui ? Lassay et Barraire n’avaient-ils pas gardé le contact ?
Sauter dans un avion demain matin. Coincer le psychiatre. L’interroger façon Gestapo et lui faire cracher la vérité. Cette fois, Erwan emmènerait son propre fétiche : le corps de son père. D’une pierre deux coups . Il arracherait l’histoire au play-boy sexagénaire et inhumerait Grégoire face à la mer.
Il mit plusieurs secondes à réaliser que son portable sonnait dans sa main. Le tintement spécifique des SMS de son équipe. L’adresse personnelle de Pascal Viard dans le 12 e arrondissement. Le champion des bobos vivait auprès de ses semblables, du côté du marché d’Aligre.
Il renonça à remonter dans la chambre de Maggie et rejoignit sa bagnole au pas de course. Plus question d’attendre le lever du jour pour rendre visite à l’autre salopard. Ni croissants ni heure légale. Il allait se le faire à la Morvan, avec une poignée de graviers en guise de vaseline.
— Erwan ?
Il se retourna et découvrit Sofia enveloppée dans un manteau noir qui semblait être la quintessence de plusieurs siècles d’élégance. Visiblement, la comtesse revenait d’un dîner et avait décidé de repasser voir Maggie. Ses yeux effilés brillaient anormalement sous les réverbères. Soit elle avait trop bu, soit elle avait pleuré, soit elle était furieuse.
Sans doute les trois.
— Faut combien de morts pour que tu te décides à m’appeler ? demanda-t-elle en relevant son col.
Erwan roulait sur la voie express en direction de l’Est parisien. Il avait encore perdu plusieurs heures en compagnie de Sofia mais « perdre » n’était pas le mot juste. Il avait plutôt gagné quelque chose, même s’il ne savait pas encore quoi. Réconfort était trop fort, complicité trop faible.
Ils s’étaient décidés à contourner le bâtiment de l’hôpital Pompidou afin d’accéder au parc André-Citroën. Le long des pelouses et des serres qui miroitaient sous la lune, ils avaient parlé, et parlé encore. Non pas comme des amants, ni même des amis. Comme les membres d’une famille qui s’effondre, se serrant les coudes pour empêcher le désastre final. Nul n’avait la solution et impossible de remonter le temps, d’effacer les morts violentes. Mais la disparition des pères pouvait avoir valeur de brûlis : la fertilité reviendrait, plus saine, plus pure.
Erwan n’avait pas osé évoquer les dangers qui couvaient encore : à chaque mot qu’il prononçait, chaque phrase qu’elle murmurait, il percevait une interférence, un crachotis qui brouillait l’échange : « L’Homme-Clou n’est pas mort… » Pas la peine de l’affoler davantage : elle avait décidé de changer d’attitude à l’égard de Loïc et d’enterrer ses haines envers leurs familles. Ils avaient fini sur un banc mais ne s’étaient pas touchés. On verrait ce qu’on ferait de son corps et de son cœur une fois le cauchemar réglé.
Maintenant, à fond sur les quais, les lampes au sodium des tunnels alternaient avec les micas noirs de la Seine. Encaissant ces contrastes violents, temps blancs, temps sourds, Erwan écoutait le message de Levantin : les échantillons ADN de Louveciennes appartenaient tous à Pharabot. Essayons ça : un cinquième tueur aurait pu se faire greffer, comme les suspects de septembre, la moelle osseuse de l’Homme-Clou et posséder désormais la signature génétique du tueur — mais Erwan n’y croyait pas. D’abord, le toubib suisse qui avait pratiqué l’opération n’avait jamais évoqué un autre candidat à la transmutation. Ensuite, les caractéristiques mêmes du meurtre d’Audrey — clochard, sauvagerie, planque — ne cadraient pas avec le profil d’un fétichiste fortuné.
On revenait donc à ce bon vieil Homme-Clou. Le meurtre barbare de Wissa Sawiris sur la lande : Pharabot. Anne Simoni et Ludovic Pernaud : lui encore, aidé par Isabelle Barraire. L’agresseur de Gaëlle à Sainte-Anne matchait moins : a priori , l’athlète en combinaison zentai ne pouvait pas être un aliéné sexagénaire en rupture d’asile. Tout comme le sprinter qu’il avait lui-même affronté dans les ballasts du porte-conteneurs dans le port de Marseille.
Pas grave . Il trouverait une explication. Irrationnelle si possible. Car, pour l’instant, la raison ne lui avait fourni que des fausses pistes. Mets-toi au diapason, accorde tes violons avec ce fantôme . Il pressentait derrière tout ça une embrouille impliquant Jean-Louis Lassay, Isabelle Barraire, Philippe Hussenot — et maintenant Pascal Viard, c’est-à-dire l’administration française elle-même. Pourquoi le bobo de Beauvau avait-il mis le couvercle sur l’affaire Hussenot ? Pourquoi avoir effacé tout lien entre le psychiatre et son ex-épouse ?
Réponse dans quelques minutes. À la hauteur de la gare de Lyon, Erwan quitta les quais et dégagea sur la gauche vers le boulevard Diderot. Histoire de se soulager la cervelle — il n’en pouvait plus de tourner ses questions sans réponse —, il s’accorda une trêve et se concentra sur le salopard qu’il allait réveiller.
L’ennemi historique de Grégoire Morvan . Appartenant à la génération suivante, celle qui avait biberonné aux illusions du mitterrandisme, Pascal Viard représentait aux yeux du Padre tout ce que le socialisme avait apporté d’hybride et de détestable dans la cause gauchiste — un mélange de bonne conscience hypocrite et de logique bourgeoise roublarde. Pour Morvan, mieux valait encore se tromper avec sincérité, comme les maoïstes ou les trotskistes, que profiter du système avec duplicité. Pascal Viard était la caricature du faux artiste intello, socialo, écolo, altermondialiste… Monsieur Vœux-Pieux en personne. À la maison Poulaga, où le principe de réalité prédomine, son cas constituait une vraie curiosité : un flic en veste de velours, savamment décoiffé et mal rasé, portant foulard et mocassins élimés, mangeant bio et circulant à vélo, débitant des discours ronflants en tirant sur sa cigarette électronique, vraiment, ça valait le détour.
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