Se dégourdir les jambes. Un café au wagon-bar, ou simplement s’asperger de flotte dans les toilettes. Elle se leva et, pour se donner une contenance, prit son portable. Dans le sas situé à l’extrémité de la voiture, elle se décida à l’allumer. Ce qu’elle découvrit la sortit directement de son jus : douze appels, dont trois de Loïc en moins d’une heure. Merde . Elle avait oublié son rôle de coach auprès de son frère.
À tous les coups, il avait replongé — ou était au bord de la chute.
Elle passa aux SMS et obtint une tout autre réponse : Maggie avait eu une attaque à l’Institut médico-légal, aux environs de 19 heures, alors qu’ils étaient en train de se recueillir au chevet du Commandeur. Elle avait été transférée en soins intensifs à l’hôpital Georges-Pompidou. Loïc parlait de réanimation, de fibrillation auriculaire, de thyroïde…
Ses larmes s’arrêtèrent net. Elle composa le numéro du frangin et s’éclaircit la gorge. En quelques secondes, elle était redevenue la demoiselle de fer. Seul avantage du clan Morvan : impossible de se relâcher ne serait-ce qu’une heure ou deux.
Une malédiction, c’est un boulot à plein temps.
— Votre mère a fait une crise thyrotoxique.
— C’est quoi ? demanda Loïc.
Erwan aurait pu lui répondre. C’était déjà arrivé deux fois à Maggie. Le hasard avait fait que le cadet n’était pas présent à ce moment-là. Lui, en revanche, était aux premières loges : arythmie cardiaque, convulsions, fièvre… Après la deuxième crise, au début des années 2000, les médecins avaient préconisé une ablation partielle de la glande thyroïdienne. Il faut croire qu’ils n’en avaient pas retiré assez.
— Un afflux d’hormones T3 et T4 a provoqué une violente fibrillation auriculaire, expliqua le toubib. Visiblement, elle souffrait déjà du cœur… On a évité de justesse l’arrêt cardio-circulatoire.
Dès que Riboise l’avait averti, Erwan avait appelé Loïc. Maggie avait été hospitalisée à Pompidou. Il n’avait pas engueulé son frère — il ne perdait rien pour attendre — et avait foncé directement là-bas. Il ne savait plus où il en était — ne savait même pas s’il était quelque part. Son père assassiné. Audrey sacrifiée. Un nouveau tueur — ou toujours le même — en liberté. Et maintenant Maggie…
— Concrètement, coupa-t-il, quelle est la situation ?
— Nous l’avons intubée et cardioversée.
— Parlez français s’il vous plaît.
Il ne faisait aucun effort d’amabilité et le médecin ne s’en offusquait pas. Au seuil de la mort, la courtoisie n’a plus cours.
— Nous avons stabilisé le cœur et fait baisser la fièvre. Nous réduisons progressivement l’excès d’hormones thyroïdiennes et lui administrons aussi des antibiotiques à large spectre pour stopper tout risque d’infection.
— Mais comment est-elle ?
Erwan avait encore élevé la voix. Sa nervosité éclatait à chaque mot. Cette fois, le médecin tiqua. Drapé dans sa blouse, il le toisa d’un œil non pas choqué, mais professionnel. Tremblements, rougeur, transpiration : Erwan aurait fait aussi un bon client pour les urgences.
— Nous avons dû la plonger dans le coma.
— Dans le coma ? répéta Loïc en écho.
— C’est un état réversible, les rassura-t-il. Pas d’autre possibilité pour la stabiliser. Il n’y a pas que le cœur… Tout son métabolisme est en vrac. Il faudra au moins une semaine pour que ses hormones thyroïdiennes reviennent à la normale et que son corps s’apaise. Elle doit absolument rester ici, en soins intensifs.
Erwan s’appuya contre le mur. Son frère et lui portaient également des blouses de papier, des bonnets froncés, des surchaussures. Ils se tenaient tous les trois dans un couloir typique d’hôpital. Blanc, mais qui vous filait des idées noires. Chaud, mais jusqu’à la suffocation. Aseptisé, mais où tout semblait contaminé par la mort. Seule bonne nouvelle : Erwan n’avait plus froid.
— Nous attendons son dossier médical, reprit l’endocrinologue. Elle a déjà subi une thyroïdectomie, non ?
— Partielle. En 2002.
— Je crains qu’on doive recommencer dès qu’elle ira mieux. On ne peut plus prendre le moindre risque…
Erwan acquiesça mais son attention flanchait déjà. Un autre fait le minait : en arrivant dans le service, il avait surpris Loïc dans les bras de Sofia, pelotonnés sur leur siège comme deux animaux craintifs. Il n’aurait pas misé un euro sur leur réconciliation mais une chose était sûre : ils allaient bien ensemble. Des enfants gâtés qui n’avaient jamais eu que les problèmes qu’ils s’étaient créés. Ce tableau l’avait touché : depuis toujours, il veillait sur eux, il était leur garde du corps, leur ange gardien. Et ce n’était pas près de s’arrêter.
L’Italienne ne lui avait même pas accordé un regard. Pas un drame. Au fond de lui, il avait déjà archivé la canzonetta . Mais pourquoi Loïc ne l’avait-il pas appelé ? Pourquoi avoir contacté plutôt cette pimbêche dont il divorçait ? Erwan se sentait blessé dans son statut de chef de famille.
Par association, il songea à Gaëlle. Loïc avait cherché à la joindre, sans résultat. Où avait-elle disparu ? Qu’avait-elle encore inventé ? Était-elle menacée par le tueur de Louveciennes ?
La voix du médecin lui revint aux oreilles :
— Nous cherchons la cause de cette crise. Nous avons vérifié son taux de glycémie. Aucune trace de diabète — cela aurait pu être un facteur déclenchant. Par ailleurs, le traitement qu’elle prend régulièrement paraît adapté. Je me demandais… (Son regard alla d’un frère à l’autre.) Elle n’a pas subi récemment un traumatisme ?
Loïc n’avait pas eu le temps de lui expliquer les circonstances du malaise.
— Son mari, asséna Erwan, notre père, est mort avant-hier. Elle était en train de lui faire ses adieux à l’Institut médico-légal de Paris.
— Je vois. (Le toubib ôta sa charlotte de papier puis ébouriffa ses cheveux gris.) Je voulais aussi vous parler d’autre chose… Mes collègues m’ont signalé sur le corps de votre mère de nombreuses cicatrices. (Il paraissait gêné d’évoquer ce point.) J’ai moi-même remarqué ces traces. Elles traduisent une violence anormale subie durant des années. Quelque chose comme des signes d’automutilation…
Les deux Morvan observaient le médecin sans un mot. Leur silence était presque hostile.
Enfin, Erwan creva l’abcès :
— Son mari n’a jamais cessé de lui taper dessus. Il la brûlait, la torturait, l’insultait. Maintenant qu’il a enfin claqué, ça serait pas mal qu’elle puisse lui survivre. Ne serait-ce que pour profiter un peu de la vie et…
Loïc le poussa de l’épaule pour stopper sa tirade cynique :
— On peut la voir ?
À 23 heures, les deux frères étaient toujours au chevet de leur mère.
Enfouie sous les tubes et les câbles, cernée par des machines complexes aux écrans luminescents, elle paraissait avoir réduit de moitié. On ne discernait que son front jaunâtre et ses orbites horriblement creusées, le bas du visage étant mangé par un masque qui semblait respirer à sa place.
Loïc et Erwan ne parlaient pas. Ils avaient chaud, ils avaient faim, ils en avaient marre. Mais ils attendaient : Gaëlle avait enfin rappelé et promis d’arriver vers minuit. D’où venait-elle ? Aucune précision.
Tous les quarts d’heure, Erwan sortait dans le couloir pour écouter ses messages en douce — l’usage des mobiles étant interdit dans l’enceinte. La chasse à l’homme n’avançait pas. Le porte-à-porte avait donné des informations contradictoires. L’appel à témoins n’avait produit, pour l’instant, que des manifestations bidon ou farfelues. Les barrages routiers n’avaient servi qu’à créer des embouteillages. Erwan savait que ce dispositif diminuerait dès le lendemain matin : on n’allait pas monopoliser indéfiniment des forces de police pour poursuivre un assassin dont personne ne possédait le signalement.
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