La pêche de son groupe ne donnait rien non plus. Les malades soignés par Isabelle Barraire au temps de ses missions en HP étaient toujours à demeure, ou contrôlés par un traitement chimique. Ceux des Feuillantines — dont il était impossible d’avoir les noms — dormaient tranquilles, et d’ailleurs Erwan doutait qu’aucun d’eux ait le profil d’un assassin. Quant à ceux du cabinet de Katz, ils n’avaient rien à voir non plus avec la moindre violence. De la névrose chic et standard.
Restait l’Homme-Clou, l’assassin incinéré, le fantôme de Charcot.
Celui-là, Erwan allait s’en occuper dès le lendemain matin en retournant interroger Lassay. Avant le départ, il espérait aussi cuisiner José Fernandez, alias Plug, mais Tonfa ne l’avait toujours pas logé.
Par ailleurs, ses gars étaient passés rue Nicolo et rue de la Tour. Aucune trace d’un squatteur ni du moindre passage suspect dans les environs. Erwan se trompait : le tueur n’avait sans doute pas les clés d’Isabelle, ni même ses autres coordonnées. Mais comment avait-il pu s’évaporer ?
Au fil de cette moisson décevante, il avait reçu un autre appel inquiétant : Gérard Combe, du club de tir d’Épinay-sur-Seine, l’avait prévenu que Loïc avait proposé de lui acheter un Beretta 92, customisé par ses soins. Arpentant le couloir, Erwan apercevait, par la porte entrouverte, son frère qui somnolait au chevet de Maggie.
— T’as refusé, j’espère ?
— C’est-à-dire…
— Quoi ?
— Il m’en a offert une fortune.
— Il n’a pas de permis.
— C’est pourtant un des meilleurs tireurs que j’aie jamais rencontrés.
— Loïc ?
— Il a fait mouche à chaque fois, et des deux mains encore.
Son frère était ambidextre mais d’où sortait son expertise en matière de tir ? Qu’avait-il en tête ? Qu’allait-il faire d’un calibre, lui qui voyageait exclusivement entre l’avenue Matignon et le Trocadéro ?
— Je vais récupérer le flingue, avait conclu Erwan. Si j’y parviens pas, je t’inculpe pour trafic illégal d’armes.
— Morvan, je…
De retour dans la chambre, il avait cuisiné son frère, sans succès. Loïc demeurait évasif sur ses motivations et refusait de rendre le pistolet. Ils s’étaient engueulés, à voix basse, près du lit de leur mère — vraiment pas le bon endroit pour un bras de fer.
Une heure plus tard, nouvel appel, nouveau sujet d’angoisse. Fitoussi lui avait balancé une avant-première : Trésor Mumbanza, en goguette à Lausanne, s’était fait buter aux environs de 18 heures dans sa chambre d’hôtel par ses deux gardes du corps, eux-mêmes abattus dans l’affrontement par le Boss de Lubumbashi. Fitoussi n’était pas malin mais il possédait assez d’éléments — Coltano, le Katanga, les meurtres de Nseko et Montefiori — pour relier ce carnage à l’assassinat de Morvan. Avant de s’entretenir avec le Quai d’Orsay, il voulait l’avis d’Erwan, qui était resté sur ses gardes : pas un mot sur la responsabilité de Mumbanza dans l’assassinat de son père ni sur les combines autour de Coltano et des nouveaux filons.
En vérité, Erwan ne savait rien mais cette mort tombait à pic. Un peu trop à vrai dire. La suite du coup de balai effectué par Balaghino ? Des représailles après la mort de Pontoizau ? Un nouveau tour dans le jeu de chaises musicales au sein de Coltano ? Une « affaire de nègres », comme disait Morvan ?
Il venait de raccrocher quand il entendit claquer des talons dans le hall de l’étage. À travers les hublots des portes battantes, Gaëlle apparut, joues roses et bonnet noir.
— Où t’étais ? demanda-t-il en marchant vers elle.
— En Suisse.
— Bordel de dieu…, siffla-t-il entre ses lèvres.
— Comment va maman ?
Il l’attrapa par le bras et la poussa vers l’escalier de service.
— Ça va pas non ? cria-t-elle.
— Avance.
Il lui fit dévaler les marches et en quelques secondes, ils se retrouvèrent dehors, loin de la touffeur, des odeurs antiseptiques, de la peinture écaillée.
— Me dis pas que Mumbanza, c’est toi.
— Et alors ?
— T’es complètement cinglée ou quoi ?
— C’est bien lui qu’a fait tuer papa, non ?
Erwan se passa les mains sur le visage, consterné.
— T’as décidé de buter un homme, avec tes petites mains, sans même savoir s’il était coupable ni qui il était ?
— C’est toi qui m’as dit…
— Je t’ai livré l’hypothèse la plus probable. Ça ne suffit pas pour le juger et encore moins l’exécuter. Pour qui tu te prends ? Le glaive de la justice ?
Elle fit une moue boudeuse en guise de réponse.
— Tu te rends compte des risques ? T’es complètement tarée !
Elle ouvrit son sac posément et en sortit une cigarette.
— C’était une ordure, de toute façon, souffla-t-elle après l’avoir allumée.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Avec les femmes, en tout cas.
Erwan se demanda si le sang circulait normalement dans son propre cerveau — il venait de ressentir un vertige comme lorsqu’on se lève trop rapidement. À l’idée que ce salopard ait pu poser les mains sur sa sœur, il regrettait maintenant de ne pouvoir le ressusciter pour le tuer de ses propres mains.
— Comment t’as goupillé ton truc ? demanda-t-il finalement.
Gaëlle lui raconta son plan — histoire hallucinante où se mêlaient le passeport d’une copine, un bouchon de champagne, une lame de rasoir, un tour de passe-passe avec des calibres. Il eut une pensée fataliste de flic : ses collègues et lui passaient leur vie à écumer le pavé pour arrêter des meurtriers et voilà ce qu’on leur proposait — des loufoqueries oscillant entre bandes dessinées et chaudron du diable.
Le plus dingue était que Gaëlle avait réussi son coup. « Plus c’est gros, mieux ça passe », prétendait Morvan. L’enquête devait déjà être pliée. Les trajectoires des balles confirmeraient l’hypothèse d’un règlement de comptes. Les flics suisses n’iraient pas chercher plus loin. D’autant plus qu’en 2001, Laurent-Désiré Kabila, président de la RDC, avait déjà été abattu par ses propres gardes du corps. Erwan était certain que Gaëlle le savait.
Avant d’en finir, il appliqua la check-list du crime parfait :
— Les caméras de sécurité ?
— Y en avait pas dans ce coin du couloir. La chambre jouxtait l’escalier de service.
— Sûre ?
— Certaine. Personne ne m’a vue. Personne ne savait qu’il attendait une fille, hormis ses gardes du corps.
— Pour le rancard, par qui t’es passée ?
— Payol.
Bien sûr . Aucun risque que le maquereau de luxe parle. Il devait même avoir pris ses dispositions pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui.
— La gare, les douanes ?
— J’ai pris mon billet sous l’identité de ma copine.
Le seul détail qui aurait pu mettre la puce à l’oreille des flics helvétiques était le nom de Morvan, assassiné deux jours auparavant dans le fief de Mumbanza. Mais avec son passeport d’emprunt, Gaëlle avait précisément évité cet écueil. Plus Erwan creusait, plus tout ça lui paraissait joliment ficelé.
Il conclut, mâchoires serrées :
— J’ai du mal à croire que tu sois sortie indemne d’une histoire pareille.
— La chance du débutant.
— Ça te fait rire ?
Gaëlle avait rallumé une cigarette : son visage était redevenu très pâle.
— C’est toi qui me fais pas rire, rétorqua-t-elle en pinçant les lèvres sur sa clope. Après tout, j’ai fait ton boulot.
— Me cherche pas.
— Tu reviens du Congo avec le cadavre de notre père et tu bouges pas le petit doigt pour lui faire justice ?
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