— Nous allons fermer le cercueil, vous pouvez voir une dernière fois le corps.
Loïc ne voulait prendre aucun risque :
— Il est présentable ?
— Bien sûr. Enfin, il y a les sutures…
Le médecin légiste, Yves Riboise, observait Maggie assise sur un des sièges du hall de l’IML. Machinalement, Loïc suivit son regard. Tassée sur elle-même dans ses oripeaux de baba cool, elle tenait à deux mains son sac en toile de jute posé sur ses genoux. Une vraie SDF .
Voilà ce qu’elle était en effet depuis vingt-quatre heures. Une âme errante, expropriée de sa propre vie. Durant toutes ces années, elle n’avait eu qu’un point de repère : Morvan. Avec sa mort, elle perdait tout.
Loïc l’avait appelée dans la matinée et lui avait promis de venir la chercher quand la dépouille serait visible. Il l’avait trouvée assise dans le noir, rideaux tirés. Sans doute n’avait-elle pas bougé depuis la veille.
Lui en revanche s’était activé toute la journée. Démarches pour le transfert du corps. Palabres avec la mairie de Bréhat. Coups de fil à la paroisse de Paimpol. Prise de rendez-vous avec le notaire pour la semaine suivante. En prime, rédaction de la notice nécrologique à paraître dans Le Monde . Tout ça la rage au cœur. Il était le grouillot du clan. Le passe-plat de la famille.
— Vous confirmez la version de mon frère ?
— Absolument. Je lui ai envoyé un message. Deux balles dans la gorge. Le rapport balistique précisera le calibre. Les carotides ont été perforées, provoquant l’hémorragie externe et des lésions internes fatales.
Les mots d’Erwan . Le cockpit du Cessna. Le Tutsi assis à l’avant. Les coups de feu à travers le siège. Loïc ne se souvenait même plus si son frère avait finalement tué le meurtrier.
— Vous avez rédigé le permis d’inhumer ?
— Voilà.
Riboise lui tendit la feuille sans manifester la moindre émotion. Pourtant, d’après ce que Loïc avait compris, le médecin avait souvent bossé avec les deux Morvan, père et fils. Indifférence ? Flegme professionnel ? Sans doute plutôt de la lassitude. Le toubib avait fini par regarder les flics comme des clients ordinaires.
C’était un petit homme carré d’une soixantaine d’années, empaqueté dans une blouse de papier vert. Il portait de grosses lunettes et un nœud papillon. Sans savoir pourquoi, Loïc se dit que ces détails appartenaient à sa corporation, comme pour les gardes suisses du Vatican leur béret alpin et leur hallebarde.
— Elle tiendra le coup ?
Riboise fixait toujours Maggie, immobile sur son siège. Placée dans l’axe des bustes des anciens directeurs de l’Institut médico-légal, elle semblait appartenir à la série. Un masque de plâtre parmi d’autres.
— Vous en faites pas, assura Loïc avec une pointe de cynisme qui signifiait : « Elle en a vu d’autres. »
Il alla la chercher, regrettant illico sa remarque et craignant qu’elle s’effrite entre ses mains. Depuis la nouvelle, elle avait pris dix ans — des années de solitude et de déclin, payées d’avance. Tous deux suivirent Riboise dans un couloir étrangement frais et aéré. Rien à voir avec la touffeur d’un hôpital : on était plus proche ici des allées du cimetière des Allori, quand Sofia et lui se faisaient cuisiner par l’ ispettore superiore Sabatini.
En cet instant, il ne pensait ni au décès de son père ni à celui de Montefiori. Il ne pensait pas non plus au chagrin de sa mère. Ce qui l’obsédait, c’était sa séance de tir. Cette puissance qui avait explosé dans sa main, cette habileté qui s’était révélée au bout de ses doigts. Comment mettre à profit ce nouveau pouvoir, cette nouvelle peau ? Retourner en Italie pour buter Balaghino ? Cela aurait été lui faire trop d’honneur. Filer en Afrique pour venger son père ? Si Erwan était rentré, c’était que le boulot était fait — ou que ça n’en valait pas la peine non plus. Attendre encore . La malédiction du clan lui offrirait bien une opportunité de tuer, aucun doute là-dessus.
— Après vous.
Riboise venait d’ouvrir une porte frigorifique. Loïc se glissa avec Maggie dans la pièce carrelée de blanc. Au centre, le corps était allongé sur une civière métallique, couvert par un drap. Le légiste, avec des gestes précautionneux, presque liturgiques, écarta le tissu et révéla la gueule de lion vaincu de Morvan.
Aucune réaction dans la salle. Loïc découvrait ce visage comme à travers un étau — ses tempes lui paraissaient compressées par l’appréhension, la peur, l’émotion. Maggie demeurait immobile, avec ses yeux qui lui sortaient de la tête et lui donnaient l’air d’un lézard aux aguets.
— Je vous laisse quelques instants, fit Riboise en consultant son portable. J’ai reçu des appels.
Loïc contemplait la tête et les épaules de son père comme on passe un vernis rapide sur un meuble moisi au fond d’une brocante. Il essayait, mentalement, d’en ranimer la splendeur. En vain. Ce n’était pas seulement la vie qui avait quitté cette carcasse mais la noblesse, la puissance, la superbe. Restait une dépouille sans valeur ni charisme.
Le chagrin finit par le gagner. Une aiguille perçant les couches cotonneuses de son cerveau. Il allait éclater en sanglots quand un choc sourd lui fit lever la tête. Maggie avait disparu. Il contourna la table et la découvrit sur le sol, au pied de la civière, prise de convulsions.
Manquait plus que ça . Il se précipita et plaça sa main sur la gorge fripée de sa mère. Rien qu’au toucher, on pouvait sentir le sang lui cogner dans les artères comme des gants de boxe. Il se pencha sur sa poitrine : le cœur s’emballait.
Il se redressa et appela à l’aide, hurlant dans la salle vide. Il ne connaissait qu’une seule urgence médicale : l’overdose. Rien à voir avec cette crise d’épilepsie. Maggie suffoquait alors que ses lèvres tremblaient comme les membranes d’un sifflet.
Il criait toujours. Personne en vue. Putain de dieu . Il se leva et bondit vers la porte, se cognant contre la civière, attrapant la poignée sans parvenir à l’actionner. Durant un bref instant, il se vit enfermé pour la nuit avec sa mère agonisante et son père froid comme la faïence.
Un memento mori de cauchemar.
Enfin, il réussit à ouvrir.
— Y a pas un vrai toubib ici pour soigner un vivant ? gueula-t-il dans le couloir.
Aucune réponse. Tout était désert. En sueur, haletant, Loïc attrapa son portable et choisit le dernier numéro qu’il se serait attendu à composer : Sofia.
Les discussions avec la substitute du procureur avaient duré plus d’une heure et pris un tour inattendu : la victime étant un membre du groupe d’Erwan, la magistrate souhaitait saisir un autre commandant pour éviter toute implication personnelle. Erwan avait riposté avec un argument de poids : que ce soit lui ou un autre, l’affaire prendrait forcément un tour personnel. « On a buté une flic, nom de dieu ! » Tout ce qui respirait et portait un uniforme en Île-de-France allait vouloir fumer l’assassin d’Audrey Wienawski, trente-deux ans, morte dans l’exercice de ses fonctions. La substitute, jeune femme assez terne qui bizarrement ressemblait à Audrey, avait encore tergiversé. Une fois n’est pas coutume, Erwan avait appelé à la rescousse Fitoussi, lui-même contactant les huiles au-dessus de lui : Police judiciaire de Paris, Direction centrale de la PJ à Nanterre, place Beauvau.
Finalement, on s’était rendu aux arguments du commandant Morvan mais alors qu’il envisageait une enquête serrée sur Isabelle Barraire et son passé de psy, c’était l’option « coup de filet » qui avait été privilégiée. L’hypothèse d’un SDF squattant l’hôtel particulier et surprenant Audrey prévalait. Pour l’heure, personne ne s’attardait sur les motivations de la fliquette pénétrant par effraction et fouillant en toute illégalité la maison d’une morte. On n’en était plus là. L’urgence était d’arrêter le forcené qui, pour ne rien arranger, avait volé le calibre de sa victime.
Читать дальше