— C’est au fond, indiqua Tonfa qui marchait devant.
— T’as prévenu Fitoussi ?
— Bien obligé : t’étais dans l’avion.
— Comment t’as expliqué qu’on l’ait retrouvée si vite ?
Le flic balança un bref sourire par-dessus son épaule. Le sourire malheureux de l’homme parvenu à sauver sa boîte à photos dans l’incendie qui a tué sa famille.
— J’ai allumé son portable en arrivant et j’ai prétendu l’avoir géolocalisée.
Le bobard permettrait — à condition de ne pas être trop regardant sur les horaires — de sauver les miches d’Erwan. Version officielle : Audrey, du genre tenace, avait découvert l’adresse secrète d’Isabelle Barraire et voulu aller y jeter un œil en solo.
Erwan se décida dans la seconde. Laisser courir et se dédouaner, pour l’instant, de toute responsabilité : c’était le seul moyen de mener son enquête dans les règles. S’il disait la vérité, on lui retirerait aussitôt la saisine et, au lieu de poursuivre l’assassin de sa collègue, il se faderait les interrogatoires au long cours de l’IGS.
Ils pénétrèrent dans la pièce du crime. Les murs étaient tapissés de livres, des fauteuils de cuir et un petit secrétaire en bois verni avaient été poussés dans les coins. Bizarrement, la première chose qui frappa Erwan était que, comme d’habitude, cette pièce qui exhibait la réalité la plus crue — la mort violente — avait des airs de plateau de cinéma. Projecteurs, câbles au sol, gusses de l’IJ s’affairant avec leurs cavaliers et leurs pipettes, tout ça évoquait l’atmosphère d’un tournage.
Le deuxième fait était qu’on avait campé ici : un sac de couchage se tortillait dans un angle, des restes de bouffe pourrissaient à même le parquet, des oripeaux traînaient sur les fauteuils.
Mais le point fort du tableau — son point de terreur — était le corps d’Audrey, allongé sur le dos en travers d’une flaque lie-de-vin. Sa posture, avant-bras relevés et poings serrés, évoquait celle d’un bébé endormi. Seul défaut, sa jambe gauche, ramassée selon un angle impossible, le pied au niveau de la hanche, résumait son agonie.
Vingt ans de meurtres, de macchabs et d’actes sadiques en tous genres, ça vous verrouille les nerfs. Le commandant s’approcha et observa la plaie sous le menton qui s’étirait d’une oreille à l’autre. La main du tueur n’avait pas tremblé. Un expert aux gestes sûrs et glacés.
— On a l’arme ? demanda Erwan d’une voix étrangère à lui-même.
— Non.
Il imagina le couteau qui avait servi à cette boucherie. Le même, aucun doute, qu’on avait utilisé pour les yeux. Encore un effort, c’est ton boulot… Il se concentra sur les orbites violentées et crut s’évanouir. Ces paupières, globes, muscles sectionnés, labourés, déchiquetés lui retournaient le cœur.
Rien qu’à la quantité d’hémoglobine, on devinait qu’Audrey était encore vivante à ce moment-là — la pulsation cardiaque, même diminuée, avait vidé ce qui restait au fond des artères par ces cavités béantes.
Mais il y avait pire.
Un détail aberrant marquait la gorge : le tueur avait étiré la langue vers le bas, la faisant sortir par la blessure, en une grimace abjecte, horriblement sarcastique.
Erwan quitta la pièce et chercha les toilettes. Des portes, des recoins, des angles morts. Il trouva enfin des chiottes tapissées de velours qui ressemblaient à un boudoir puant les eaux usées. En jaillissant, la bile lui brûla l’œsophage jusqu’aux sinus.
Il se passa la tête sous la flotte — un minuscule lavabo complétait le décor — et s’observa dans le miroir. Il n’y vit que le reflet rouge et palpitant de sa propre image de coupable. Encore un coup d’eau glacée et il se ressaisit. Il devait une enquête objective et professionnelle à la môme à la gibecière. Quand il aurait mis la main sur le salopard, il avouerait ses fautes et révélerait sa responsabilité dans ce carnage.
De retour dans la pièce du meurtre, il était de nouveau le commandant Morvan, chef de groupe au 36, taux d’élucidation record pour les trois années précédentes. Un fonctionnaire du crime, routinier du mal, condamné aux mêmes gestes, aux mêmes paroles, chopant les assassins sans jamais rattraper le sang perdu.
Il balaya du regard la scène et cette fois, ce furent les signes d’occupation sauvage qui retinrent son attention. Duvet crasseux et fripé. Restes moisis de nourriture — chips, jambon, camembert… Frusques dégueulasses éparpillées. Finalement, d’accord avec Tonfa : un clodo avait vécu ici. Un squatteur ou un protégé d’Isabelle Barraire ? Avait-elle accordé l’asile à un vagabond sadique et dément ? Un ancien patient ? Un vieux camarade d’HP ? Pourquoi l’avoir installé dans la bibliothèque ?
— Vous avez trouvé d’autres traces ailleurs ?
— Dans la cuisine. Isabelle Barraire avait une piaule mais la poussière sur les meubles montre qu’elle n’y avait pas foutu les pieds depuis des lustres.
Sa conviction se renforça, elle planquait un pensionnaire dans cette villa où elle ne vivait plus.
— On a aussi dégoté ça, près du duvet, fit Tonfa en attrapant un sac plastique sur le secrétaire qui servait de plan de travail aux techniciens — ils y déposaient chaque pièce à conviction.
Le pochette contenait des centaines de pilules, gélules, flacons, sans nom ni étiquette. Des médocs anonymes comme on en donne à l’hôpital. Sans doute les munitions du taré oubliées dans sa fuite. Le scénario imaginé par Erwan gagnait des points. Un aliéné qu’on tente de maîtriser à coups de cachetons pour qu’il cesse de faire du mal…
QUI ?
Éric Katz avait donné une réponse : « L’Homme-Clou n’est pas mort. »
Erwan s’ébroua pour chasser cette hypothèse : Thierry Pharabot toujours vivant, caché depuis septembre chez la psychiatre. Il leva les yeux et comprit, intuitivement, une autre vérité : c’était l’« invité » qui avait choisi cette bibliothèque. Pour les livres . Son profil contradictoire se dessinait : un homme qui vivait dans un hôtel particulier mais se terrait dans une seule pièce, un sauvage qui bouffait avec les doigts mais lisait avec avidité, un psychopathe qui vous tranchait la gorge quand vous le dérangiez mais méditait sur les Essais de Montaigne.
— Vous me paluchez tous les bouquins, ordonna-t-il. Je veux l’analyse de la moindre empreinte que vous y trouverez.
Nouvelle déduction : sans visite d’Isabelle — elle était morte trois jours plus tôt —, le cinglé avait paniqué quand Audrey avait déboulé. Il n’avait pas fait dans la dentelle : neutralisation de l’ennemi au couteau, charcutage et mutilations rituelles.
L’HOMME-CLOU N’EST PAS MORT .
Avaient-ils tout faux depuis le départ ?
Une seule façon de le savoir :
— Fouillez toute la baraque.
— On a déjà…
— Non, vous la retournez de fond en comble, de la cave au grenier. Vous la mettez en pièces jusqu’à ce qu’on y trouve ce qu’on doit y trouver.
— Quoi au juste ?
— Des minkondis.
Tonfa, pas de la première vivacité, demanda :
— Tu veux dire les trucs africains ?
— Explosez cette putain de maison et dégotez-moi ces sculptures.
Le flic géant s’agita dans ses surchaussures :
— Ça signifie un max de paperasse. Je suis pas sûr qu’on…
— Avec une flic égorgée dans la place ? S’il le faut, on obtiendra l’autorisation de raser le quartier !
Favini, qui venait de les rejoindre, posa sa main sur l’épaule d’Erwan pour l’inviter à se retourner :
— Tu vas pouvoir en parler toi-même. La substitute est là.
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