Rue Saint-Antoine. Châtelet. À six heures du matin, les ténèbres régnaient toujours sur Paris mais quelque chose de diurne s’y insinuait déjà : rumeur des éboueurs, lumières des boulangeries, premiers travailleurs arquant jusqu’à la station de métro… Erwan avait déjà pris sa décision : réunir son équipe au 36 pour faire le point avant de s’envoler pour Brest. Lassay avait encore pas mal de choses à lui dire…
Il prenait la direction de l’Opéra quand il réalisa qu’il avait totalement zappé une autre urgence : Patrick Benabdallah, le meurtrier de José Fernandez, qui l’attendait bien au chaud à l’Unité pour malades difficiles Henri-Colin à Villejuif. Cuisiner le fêlé qui avait séjourné à Charcot pouvait lui fournir de nouvelles munitions face à Lassay — Benabdallah avait sans doute tué Plug pour se venger de mauvais traitements infligés à l’UMD. Toujours bon à prendre . Il braqua brutalement sur l’avenue de l’Opéra et s’engagea à fond sur le parvis du Louvre. Direction rive gauche, plein sud.
Il traversait le 13 e arrondissement quand la faim se fit sentir. Il pouvait s’accorder une pause avant d’attaquer Villejuif. Il repéra un café près de la station de métro Maison-Blanche. Ce nom ironique lui paraissait accentuer encore la laideur du quartier. Au-dessus des platanes, on ne distinguait que des contructions mochardes, une zone qui aurait été dessinée sur du papier froissé et construite en reliquats de décharge. Il s’installa au fond de la salle et commanda café et croissants. Quand ils arrivèrent, pas moyen d’avaler la moindre bouchée. Nausée de la nuit blanche. Nœud dans la gorge. Anxiété à l’idée de rencontrer un fou, encore un. Tout juste réussit-il à se brûler la langue avec son café boueux. Il se sentait épuisé et en même temps bourdonnant d’une énergie électrique.
Il comptait passer ici ses coups de fil mais le rade était si silencieux qu’il y renonça. Il balança ses euros sur la table et sortit. Premier appel : Verny pour s’assurer que Lassay n’avait pas bougé de sa cellule.
— Il n’est plus là, répondit le gendarme.
— Quoi ?
— Il avait droit à un avocat et à un coup de fil. Du reste, vous ne m’avez pas vraiment donné de motifs de…
— Qui a-t-il appelé ?
— Je ne sais pas mais dans la demi-heure, le procureur m’a ordonné de le libérer. Tout ce que j’ai gagné dans cette histoire, c’est un savon de mes supérieurs.
Erwan aurait dû s’excuser mais il n’en avait ni l’envie ni le temps.
— Vous avez identifié le numéro ?
— Il est protégé.
— Balancez-le-moi par SMS.
— Tout de suite. Quand arrivez-vous ? Vu le contexte, je ne sais pas si…
Verny paraissait avoir jeté l’éponge. Erwan n’avait rien fait pour le motiver et ne lui avait fourni aucun indice sur les dernières révélations — l’ombre grandissante de Pharabot vivant.
— Je vous rappelle pour vous donner les horaires.
— Vous êtes sûr ? Lassay ne vous…
— Je vous l’ai déjà dit : j’ai une autre raison de venir. Je dois enterrer mon père.
À peine eut-il raccroché qu’il recevait le numéro contacté par le psy de Charcot durant sa garde à vue. Pas besoin de l’identifier. Il venait de le composer deux heures auparavant : le portable de Pascal Viard. Contrairement à ce que Mister Bobo lui avait raconté, l’histoire ne semblait pas si lointaine et au nom de Hussenot, il fallait maintenant ajouter celui de Lassay. Le sac de nœuds devenait un nœud de vipères.
Il remisa tout ça dans un coin de son cerveau et prit la direction de la porte d’Italie. Se concentrer sur Patrick Benabdallah. Les motifs de sa vengeance. Ses souvenirs du Finistère. On pourrait peut-être caser cette nouvelle moisson dans le tableau général.
Kremlin-Bicêtre. Villejuif. Erwan flottait dans la nuit comme un pilote à bord de son vaisseau spatial. Plus aucune pensée ni la moindre énergie. Enfin, sur l’avenue de la République, le groupe hospitalier Paul-Guiraud apparut. Grande enceinte en fer à cheval, murs beiges et toits rouges, la sempiternelle architecture du milieu du XIX e siècle, celle de toutes les écoles laïques qui s’appellent aujourd’hui Jules-Ferry ou Jean-Macé.
Vitre ouverte, il écouta, après avoir montré sa carte, les explications du gardien dans sa cahute qui n’avait pas l’air plus réveillé que lui. Il n’en retint pas un mot mais fit confiance à son instinct de vieux flicard. D’ailleurs, il était déjà venu ici dans le cadre d’affaires criminelles. Il longea une série de petits bâtiments en meulière. La nuit frissonnait encore, il pouvait le sentir à travers son pare-brise. Enfin, une rangée de fenêtres éclairées — un réfectoire — et des manutentionnaires en blouse blanche qui poussaient des chariots de fer. Le petit déjeuner . Il se gara sur le parking — impossible d’aller plus loin. Grilles, serrures, caméras : il était arrivé.
Il coupait le contact quand une déchirure se produisit dans son cerveau. Les yeux massacrés d’Audrey. Sa langue sortant de la plaie de sa gorge. Cette gueule de cauchemar sculptée à même la chair imitait les objets à pouvoirs du Mayombé. Ces mutilations possédaient une signification. Pharabot, si c’était bien lui, avait laissé un message à coups d’arme blanche. Erwan ne voyait qu’un seul homme pour l’aider à déchiffrer un tel langage : le père Félix Krauss, psychiatre et ethnologue en Belgique, le premier à lui avoir parlé de Nono — Arno Loyens, alias Philippe Kriesler…
Aucun risque de réveiller le Père blanc à cette heure. La voix était claire et alerte. En quelques mots, Erwan se resitua et enchaîna directement sur la raison de son appel :
— Un meurtre est survenu hier en banlieue parisienne. Quelque chose d’atroce qui pourrait avoir un lien avec la magie africaine. En tout cas avec sa statuaire.
— Le tueur n’a donc pas été arrêté ?
— Mon père, écoutez-moi. J’ai la conviction que les mutilations effectuées par l’assassin ont un sens caché.
— Vous voulez me soumettre les photos du cadavre ?
Le père Krauss marchait vers ses quatre-vingts ans mais sa cervelle n’avait pas pris un pli.
— La question est de savoir si vous pourrez supporter ces images. Elles sont particulièrement… insoutenables.
— Il n’y a pas si longtemps, je sillonnais le Congo en pleine guerre. Vous pouvez imaginer ce que j’y ai vu, et ce n’était pas des photos.
Erwan faillit lui dire qu’il en revenait lui-même mais pas de digressions.
— Je vous maile les clichés. Dites-moi ce que vous en pensez. Nous avons trouvé aussi sur la scène de crime une statuette.
— Un minkondi ?
— Elle est un peu différente de celles que vous m’avez montrées ou de celles du tueur de septembre. Je vous en envoie aussi quelques photos.
— Je vous rappelle au plus vite.
— Merci. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
— Vous ne m’avez pas dérangé : je voulais de toute façon vous appeler.
— Pourquoi ?
— La guerre a repris dans le Nord-Katanga. Notre mission a été évacuée d’urgence. Elle était installée depuis près d’un siècle au diocèse de Kalemie-Kirungu…
Erwan revit un autre missionnaire, le père Albert, avec sa cape de pluie et ses bottes en caoutchouc — lui aussi était attaché à ce diocèse. Toujours vivant ? Il se retint de poser la question. Le porche de l’UMD lui tendait les bras. Raccroche .
— On a rapatrié nos pères, pousuivait Krauss, avec leur matériel et leurs archives. Par curiosité, je me suis plongé dans ces documents et j’y ai trouvé un paquet de vieilles photos provenant de Lontano. J’ai pensé qu’elles pourraient vous intéresser…
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