— Comprends pas.
— Plus ça va, plus le Parquet se couvre en demandant une expertice d’urgence durant la garde à vue ou la comparution immédiate…
Viard disait vrai : on ne pouvait plus arrêter un tueur ou un violeur sans qu’un psy ramène sa fraise. Avant même de commencer les festivités, on devait s’assurer que le suspect était sain d’esprit ou déterminer s’il avait besoin d’être soigné — s’il était bon pour le trou ou l’asile.
— À l’époque, je dirigeais l’antiterrorisme. Dès qu’on serrait un barbu, on appelait Hussenot qui nous rédigeait un rapport permettant de le traiter. Ces enfoirés d’extrémistes résistent à tout, aux coups et aux menaces, mais pas aux substances chimiques.
Tout en tirant sur sa vapoteuse comme sur une paille à maté, Viard leur concoctait un petit café de connaisseur — le bijou des pros du nectar.
— Tu veux dire que Hussenot les déclarait irresponsables et qu’ils étaient transférés dans un institut où vous les défonciez ?
— Exactement. Hussenot signait, et en voiture, Simone. On leur injectait toutes sortes de merdes pour les faire parler. On a récolté pas mal de renseignements de cette façon.
— De telles infos ne sont pas recevables devant un tribunal.
— Qui te parle de procédure ? On ne cherchait pas à charger ces connards, simplement à connaître le nom de leurs complices.
Une version soft des fameux sites noirs, ces prisons hors de toute juridiction où les djihadistes sont torturés ou soumis à des traitements chimiques.
— Laisse-moi deviner, c’est Hussenot qui s’occupait de la prescription ?
— Les barbus étaient même pris en charge dans une annexe de sa propre clinique.
— Les Feuillantines ?
— Je vois que t’as potassé. L’institut est habilité à « soigner » des détenus dans une unité fermée. La plupart du temps, on ne disposait que de quelques jours avant la contre-expertise, mais ça nous laissait le temps de ramollir les neurones du bicot et de lui faire cracher ce qu’il savait. En toute impunité.
L’explication commençait à sonner curieusement juste et à entrer en résonance avec les rumeurs circulant sur Viard : derrière ses grands airs d’humaniste, un flic sûr de sa croisade, dépourvu de tout scrupule.
Recadre le débat .
— Je ne suis pas ici pour découvrir tes sombres magouilles, trancha Erwan. Je veux savoir pourquoi tu as effacé toute trace administrative d’Isabelle Barraire, son ex-femme, et de ses enfants.
— Elle faisait désordre. Sucre ?
Erwan refusa d’un signe de tête — le flic lui foutait les nerfs en pelote avec ses manières de salon.
— Qu’est-ce que t’entends par là ?
— En 2005, des journalistes ont commencé à s’intéresser à notre petit système. Des avocats ont aussi fait bloc. Pas question qu’on s’aperçoive que notre psychiatre en chef avait épousé la folle de Chaillot.
— Ce n’était pas si grave et de toute façon, Hussenot a eu son accident en 2006.
— T’es bouché au foin ou quoi ? Les bavards auraient été foutus de faire rouvrir des dossiers fondés sur les rapports de Hussenot ou d’annuler des condamnations basées sur les aveux de nos barbus, avec Mimi Foldingo comme élément nouveau. La force majeure du bonhomme, c’était sa réputation. Tu ferais confiance à un sniper qui se tire une balle dans le pied ?
Erwan n’était pas convaincu : le rôle du psy auprès de Viard lui paraissait fumeux, tout comme l’importance de sa vie privée du point de vue d’un tribunal. Attendre pour se faire une conviction .
— Tu m’as toujours pas dit le principal, reprit Viard en crapotant comme un chef sioux. Pourquoi cet intérêt soudain pour les Hussenot ?
Aucune raison de lui cacher ce versant du dossier :
— Isabelle Barraire est morte renversée par une bagnole la semaine dernière, à Paris.
— Tu fais la circulation maintenant ?
— À la fin de sa vie, elle exerçait en tant que psychiatre, sous un faux nom, déguisée en homme.
— Quel rapport avec ton business ?
Erwan hésita puis lâcha l’info — l’important était de lui tirer les vers du nez :
— On a de bonnes raisons de penser qu’elle était liée à l’Homme-Clou. Le tueur en série de septembre.
— Quelles raisons ?
— L’assassinat de ma cinquième de groupe, c’était dans une de ses baraques, à Louveciennes.
— Je suis au courant.
— Le coupable pourrait bien être notre client de septembre.
— Je croyais que tu l’avais buté.
— Il faut croire que c’était pas le bon.
— Toujours aussi cons dans la police.
Soudain, il comprit ce qu’il était venu chercher ici :
— Tu as un dossier sur Isabelle Barraire. Les Renseignements ont dû sérieusement se pencher sur son cas.
— Possible, mais je ne l’ai jamais vu.
Le préfet posa sa tasse et se dirigea vers la porte. Consultation terminée . Viard avait cet air d’oiseau nocturne que finissent par avoir tous les flics. Une espèce de décalage horaire avec les autres hommes et leur monde ordinaire.
— Je t’en ai déjà trop dit. Tout ça, c’est du passé. Hussenot est mort. Tu m’apprends que l’autre bourrique a claqué aussi. Au suivant ! Ça fait longtemps qu’on est passés à d’autres méthodes avec les barbus. Ils ne sont pas assis au ballon qu’ils appellent déjà leurs avocats.
Debout près du comptoir, Erwan ne bougeait pas. Il n’avait pas touché à son café.
— Tu savais que Barraire avait momifié Hussenot et ses deux gamins, dans leur caveau des Lilas ?
Viard s’immobilisa sous ses suspensions new-yorkaises, la main sur la poignée.
— Non.
— Qu’elle avait été soignée dans l’UMD où Thierry Pharabot, le premier Homme-Clou, végétait depuis des années ?
— Non.
— Qu’elle était devenue ensuite une des psys de l’institut ?
— Je comprends rien à tes foutaises. À la mort de Hussenot, on a fait le ménage, c’est tout. Tout ce qu’a pu foutre sa bonne femme après, c’est pas mes oignons.
Erwan se mit enfin en mouvement — pour l’instant, il accordait à Viard le bénéfice du doute.
— Trouve-moi le dossier, le menaça-t-il. Sinon, je te traînerai par les couilles jusqu’au 36.
L’autre sourit et partit pour une nouvelle série de signaux vapeur. S’il avait les jetons, il méritait l’oscar de la dissimulation.
— Calme-toi, fit-il enfin. Tu m’parais un peu léger pour me menacer. C’est pas parce que ton père est mort que tu peux tout te permettre.
— Plus j’avance, plus je pense qu’Isabelle était mouillée jusqu’au cou dans les meurtres de septembre.
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ?
Erwan décida de bluffer — il priait en même temps pour avoir raison :
— Je peux t’impliquer pour obstruction à la justice et dissimulation de preuves. Vos combines nous ont empêchés d’arrêter le vrai coupable.
Viard ouvrit la porte sans répondre, soufflant toujours dans sa flûte à eau.
— J’attends de tes nouvelles, asséna encore Erwan sur le seuil. Sinon, j’te jure que je monte une perquise place Beauvau.
Il s’arracha sous l’éclat de rire du bobo mais ce rire sonna cette fois de travers. Le flicard de gauche fouettait dans son froc — au moins autant qu’Erwan lui-même.
Erwan avait reçu un message de Pompidou : les médecins avaient progressivement sorti Maggie du coma artificiel et son corps avait retrouvé un apaisement naturel. Pour l’instant, elle ne parlait pas mais le retour à la lucidité n’était qu’une question d’heures. En revanche, l’endocrinologue souhaitait l’opérer au plus vite. Erwan se demanda s’il devait passer la voir avant de se rendre chez lui pour se changer. Pas le temps .
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