Peu à peu, il perçut une respiration rauque et profonde. En prenant soin de ne renverser aucun objet, il se dirigea vers la chambre dans laquelle l’homme sommeillait.
Il s’arrêta sur le pas de la porte.
Une enseigne lumineuse palpitait dans la rue et lançait des reflets rougeâtres dans la pièce.
L’homme dormait, seul, couché sur le dos.
Nathan déroula la serviette qu’il avait glissée dans sa ceinture et s’empara de l’arme que lui avait fournie Éric, une dague effilée au manche noir qui avait appartenu à un officier SS.
La devise de la Waffen-SS était gravée sur la lame.
Mon honneur s’appelle fidélité
Nathan prit une grande goulée d’air et bondit. Il s’assit de tout son poids sur la poitrine de l’homme en emprisonnant son corps entre ses jambes.
Bachmayer ouvrit les yeux et étouffa un cri.
Nathan posa la pointe de la dague dans le creux de sa gorge.
— Si tu cries, je te tue.
Il avait parlé en allemand, ce qui ajouta à la panique qu’il lut sur le visage du nazi.
Malgré la pénombre, le crâne rasé et la barbe, Nathan le reconnut sans peine.
— Je m’appelle Nathan Katz, ça te dit quelque chose ?
L’homme secoua la tête.
— Bien sûr, tu ne m’appelais jamais par mon nom. Pour toi, j’étais le matricule 7796.
Bachmayer déglutit et parvint à lâcher un mot.
— Pitié.
— Pitié ? Combien d’hommes, de femmes et d’enfants t’ont demandé pitié à Ebensee et Mauthausen ?
Il secoua la tête de plus belle.
— Pitié.
— Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de te tuer ?
Sa lèvre inférieure trembla.
— Je ferai ce que tu voudras.
— Dis-moi où se trouve Karbe, ton inséparable complice, et tu auras peut-être la vie sauve.
— Karbe ? Il s’appelle à présent Kurt Gerhardt. Il se trouve en Allemagne, à Ulm, je n’en sais pas plus, je n’ai plus de nouvelles de lui.
— C’est tout ?
— Je t’en supplie.
— Regarde-moi dans les yeux.
Les yeux de l’homme s’agrandirent de terreur.
D’un geste lent, Nathan enfonça la dague dans sa gorge. Le cri qu’il tenta de pousser se perdit dans un gargouillement. Nathan continua à le fixer dans les yeux. Il vit dans ses prunelles les dernières parcelles de vie le quitter. Son corps se convulsa à plusieurs reprises avant de retomber, inerte.
Nathan se releva sans extraire le poignard planté dans le cou de l’homme. Durant quelques instants, il observa le cadavre de son ennemi en ressentant d’étranges fourmillements dans le ventre.
La honte au cœur, il dut s’avouer que cette exécution lui avait procuré une sensation nouvelle, un sentiment d’ivresse proche du plaisir.
58
Qui me ronge à présent
Dany est partie en décembre 1989, dans la courbe mortelle du Ring, avec deux grammes d’alcool dans le sang, à onze heures du matin.
Je l’avais quittée trois heures auparavant, après avoir claqué la porte derrière moi. Je me suis repassé le film de cette matinée des milliers de fois, sans parvenir à me rappeler le sujet de notre dispute.
Comme souvent, un mot en avait entraîné d’autres. À court d’arguments, ils avaient fait place aux insultes.
Nous avions pris l’habitude de nous malmener, nous en éprouvions un besoin maladif. La rage que nous avions au cœur nous avait rapprochés pour mieux nous déchirer par la suite.
Ses parents l’avaient abandonnée peu après sa naissance. Recueillie par l’une de ses tantes, qui l’avait aussitôt rejetée, elle avait grandi dans un orphelinat.
À l’âge de raison, elle a perdu la tête. Ses fugues répétées l’ont précipitée dans un monde interlope. Elle s’est mise à côtoyer des dealers, des alcoolos et des proxénètes.
Je représentais pour elle une planche de salut illusoire. Je ne buvais pas, je ne me camais pas et je la baisais avec la brutalité qu’elle croyait mériter.
Après deux années d’affrontement, nous avons pensé avec naïveté qu’un mariage et une naissance mettraient un semblant d’ordre dans notre chaos.
Ce n’est que quatre ans après la mort de Dany que Sébastien a commencé à me poser des questions. Il avait dix ans, il voulait savoir pourquoi les gens qui m’entouraient mouraient les uns après les autres. Pour toute réponse, il a reçu une gifle. Il n’a pas bronché. Plus tard, il m’a demandé si lui aussi devait mourir.
Cette question ne m’a pas quitté. Il me fallait y apporter une réponse. À celle-là et à d’autres.
Pourquoi mon père avait-il été assassiné ? Pourquoi Dany s’était-elle jetée sur ce pylône ? Quel était l’objet des regrets de ma mère ?
Au-delà de ces interrogations, je cherchais à comprendre les raisons pour lesquelles j’étais en guerre contre l’humanité, pourquoi il me fallait châtier les femmes de la sorte, et ce qui expliquait le rejet viscéral que j’éprouvais pour tout ce qui suscitait un tant soit peu d’émotion.
Me lancer dans cette enquête était devenu un besoin impérieux. Je voulais savoir si les autres victimes étaient, elles aussi, devenues des monstres, si elles réagissaient de la même manière que moi, et si, tout comme moi, elles traînaient ce drame comme une armée de casseroles dans le dos.
Je devais savoir, et tout était lié.
Je m’étais penché sur l’effet papillon, j’avais étudié le phénomène de prédictibilité et je partageais la conception philosophique selon laquelle tous les événements dépendent des événements antérieurs.
J’ai cru que si je découvrais le mobile de la Tuerie du Caire, je saurais pourquoi j’étais devenu ce que je suis. Dans la foulée, je saurais pourquoi Dany s’était sacrifiée et ce que ma mère regrettait au point de s’en gâcher la vie.
Les réponses ne sont pas venues.
Peut-être ont-elles pris la forme du cancer insidieux qui me ronge à présent.
John frappe à la porte et entre d’un pas décidé dans le bureau. Il s’assied sans attendre que je l’y autorise, change de lunettes et pose un papier sur la table.
— Bonjour, Stanislas, j’ai des trucs pour toi.
L’air réjoui qu’il affiche confirme mon pronostic, la pêche a été bonne.
— Dans ce cas, entre et assieds-toi.
Son enthousiasme retombe.
Il se lève avec précipitation.
— Excuse-moi.
— C’est bon, John, rassieds-toi.
Il se rassied sur le bord de la chaise.
— Merci. Voilà, c’était coton. Le type s’est offert l’intégrale, le grand jeu, mais j’y suis arrivé. Tu sais comment j’ai fait ?
— Non, et je m’en fous, qu’est-ce que tu as trouvé ?
— Pas mal de fichiers dans les Mac et quelques mails dans son PC perso.
— Raconte.
Il ôte ses deux paires de lunettes et colle son nez sur le papier.
— J’ai déniché cinquante-deux documents Word ou PDF qui contenaient les mots-clés que tu m’as donnés. Ils sont pour la plupart en anglais, mais d’autres sont en français et en allemand. Dans la série, Lwów arrive en tête, il est repris dix-sept fois sur onze fichiers. Katz vient en seconde position, neuf fois sur neuf fichiers. Puis, ça dégringole, Johann von Leers apparaît six fois. Les autres, une ou deux fois. J’ai passé la nuit dessus, je pense en avoir fait le tour.
— Kervyn ? Caprino Veronese ? Volker ?
Il replonge sur sa feuille.
— Volker, une fois, mais pas de Kervyn ni de Caprino Veronese. Je vais t’envoyer l’ensemble.
— C’est tout ?
Son visage s’illumine.
— Non, il y a aussi deux mails dans la messagerie personnelle du bonhomme.
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