Dès qu’il vit son fils sortir du taxi, le père de Nathan jaillit de la boulangerie d’où il guettait son arrivée.
— Je suis heureux de te revoir, Nathan. Tu as des rides que je ne te connaissais pas. L’âge et la paternité te vont bien.
La prise de contact avec Éva et Haïka se déroula au mieux. Il serra Éva contre son cœur comme s’il la connaissait depuis toujours. Il prit ensuite sa petite-fille dans ses bras et la couvrit de baisers, des larmes plein les yeux.
— Tu es belle, Haïka, ma petite-fille. Tu es belle comme le sont les enfants de l’amour. Bienvenue à New York, dans la famille Katz !
Ils passèrent la première soirée de Hanoukka dans l’arrière-boutique de la boulangerie, comme ils avaient pris l’habitude de le faire. La beauté et le charme d’Éva et de Haïka firent sensation dans le groupe. Éva fut d’emblée acceptée par la communauté et Haïka fut comblée de cadeaux.
En revanche, la complicité et l’entente que Nathan avait tissées avec les amis de son père avaient disparu. L’accueil qu’ils avaient réservé à Éva et à sa fille semblait l’avoir hérissé. Il évita leur contact et passa la majeure partie de la soirée à surveiller les allées et venues d’Haïka qui criait et courait en tous sens.
L’un des membres tenta en vain de le faire participer à l’un des sujets de discussion.
— Et toi, Nathan, que penses-tu de l’indépendance de la Libye ?
Nathan força un sourire.
— Les Libyens sont comme tous les Arabes, ils nous détestent. Un jour, ils nous feront la guerre.
Il détourna ensuite la tête et s’éloigna.
Le lendemain, plusieurs membres allèrent trouver le père de Nathan et lui confièrent que son fils avait changé. Il était à présent distant et peu accessible.
Il les rembarra en leur répondant que son fils n’était plus un enfant, qu’il avait des préoccupations d’ordre professionnel et qu’il savait ce qu’il avait à faire.
Le soir, il lui fit néanmoins part de ces observations, puis le prit à part, mal à l’aise.
— Je ne sais pas ce que tu fais au juste, Nathan, et je ne veux pas le savoir, mais je dois te confier quelque chose.
— Tu as d’autres reproches à me faire ?
— Il ne s’agit pas de ça. Théo est allé à Manhattan, il y a quelques semaines. Il a cru y voir Bachmayer.
Nathan tressaillit.
Georg Bachmayer avait été le bras droit de Franz Ziereis, le commandant de Mauthausen. Il avait instillé la terreur à Ebensee, un camp annexe de Mauthausen, avant de sévir aux côtés de Ziereis. Nathan l’avait connu et avait eu affaire à lui.
Au début de sa carrière au sein du Chat, il s’était inquiété de son sort et avait cherché sa trace dans les dossiers, sans succès. Selon les sources officielles, il s’était suicidé le jour de la capitulation, après avoir tué sa femme et ses deux enfants.
— Il est sûr de cela ?
— Théo était à Ebensee, il a côtoyé Bachmayer pendant six mois avant que Riemer ne le remplace. Il s’est rasé le crâne et s’est laissé pousser la barbe, mais pour quelqu’un qui l’a connu, ça ne suffit pas à le transformer. Il l’a suivi. L’homme est entré dans un commerce, il parlait avec l’accent allemand.
— Et après ?
— Théo est allé chercher un agent de police qui l’a envoyé balader en disant qu’en Amérique, on n’arrête pas les gens parce qu’ils ont un accent ou qu’on pense les avoir reconnus.
— C’est incroyable !
— Théo est revenu le lendemain, et le jour d’après, jusqu’à ce qu’il revoie Bachmayer. Une semaine plus tard, il l’a revu et l’a à nouveau suivi. Il l’a pisté pendant toute la journée, jusqu’à ce qu’il rentre chez lui.
Nathan s’emballa.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il est allé à la police et a fait une déclaration.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Il ne s’est rien passé. La semaine suivante, Bachmayer a refait la même tournée. D’après Théo, il n’a pas reçu de visite de la police. Il ne semblait pas méfiant ni contrarié.
— Il connaît l’adresse de cet homme ?
— Je savais que tu allais me poser cette question, Nathan. Oui, il a cette adresse. Ici, tout le monde a cette adresse, mais personne ne sait quoi faire.
— Donne-la-moi, et que ceci reste entre nous.
Il serra son père dans ses bras.
— Je t’aime, papa.
— Je t’aime aussi, mon fils.
Le soir, Nathan se fit plus ouvert.
Il participa aux festivités, chanta avec le groupe et s’assit à côté de Théo, un menuisier d’une soixantaine d’années.
Pas à pas, il parvint à l’aiguiller sur le sujet et à lui délier la langue.
Il apprit que Bachmayer vivait à Yorkville, un quartier situé dans l’Upper East Side dans lequel vivaient de nombreux Allemands. L’homme avait une quarantaine d’années et travaillait comme accordeur pour un magasin de pianos.
À première vue, il vivait seul dans un appartement modeste, au quatrième étage d’un immeuble dans la 88 e Rue.
Nathan ne dormit pas cette nuit-là.
Les images de ce qu’il avait vécu à Mauthausen revinrent le tourmenter. Il se souvint de Bachmayer, de son long manteau et du sourire narquois qui ne le quittait jamais. Il se rappela les mots qu’il avait échangés avec lui, alors qu’un prisonnier agonisait à ses pieds.
— Eh, toi, le Juif, qu’est-ce que tu feras si tu survis ?
— Je raconterai à tout le monde ce qui s’est passé.
Il avait éclaté de rire.
— Personne ne te croira.
Il revit Bachmayer en action, ses beuveries, ses tirs au jugé quand il était saoul. Il revit le corps de son ami Michael, déchiqueté par Lord, le chien du bourreau.
Au petit matin, il prit sa décision.
Durant les quatre jours suivants, il prépara l’opération, sachant qu’il ne lui serait donné qu’une occasion de la mener à bien et qu’il lui faudrait improviser.
Il prit contact avec Éric Braun, l’homme qui l’avait recruté pour le Chat, et lui fit part de sa demande.
— Je peux te fournir ce dont tu as besoin, Nathan, mais je ne te couvre pas. Tu seras seul, personne ne sera là pour t’aider si ça tourne mal. Tu prends des risques inutiles, tu n’es pas préparé pour une opération de ce type. Tu ne sais rien sur lui. Si ce n’était une affaire personnelle, je préviendrais Aaron et il t’interdirait de le faire.
— Je te remercie, Éric, pour ton aide et ton silence.
— Bonne chance, Nathan, que Dieu te protège.
Le 4 janvier, Nathan prétexta un coup de main à la boulangerie et quitta la chambre d’hôtel au milieu de la nuit. Il prit le premier train pour Manhattan et se trouva à pied d’œuvre peu avant six heures.
La porte d’entrée de l’immeuble dans lequel vivait Bachmayer n’était pas verrouillée, ce qui le soulagea d’une première épreuve. Il prit l’escalier et parvint au quatrième étage sans croiser âme qui vive. À pas feutrés, il avança dans le couloir et s’arrêta devant la porte de l’appartement.
Il resta plusieurs minutes, silencieux, l’oreille collée à la cloison, à l’affût du moindre bruit. Il en conclut que l’homme avait quitté son logement ou qu’il dormait paisiblement. Il força la serrure comme Moshe le lui avait appris, en humectant les crochets et en procédant par de légers mouvements.
Lorsque la serrure céda, il entra sans bruit dans la pièce et s’immobilisa.
Il devina l’appartement dans la pénombre. Tout était rangé, rien ne traînait sur la table et une légère odeur de désinfectant imprégnait les lieux. Il se souvint du soin que Bachmayer portait à ses bottes, au geste qu’il répétait sans cesse, lissant son uniforme de la paume de la main pour en ôter le moindre grain de poussière.
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