Nathan avait tenté de la rasséréner.
— Nous sommes au point, nous avons des équipements performants et nos méthodes sont rodées. Nous ne prenons aucun risque inutile.
— Ils sont derrière vous, je le sais. Un jour ou l’autre, tu tomberas sur eux. Ils seront sans pitié. Ils ne se contenteront pas de vous tuer, ils tueront vos familles pour vous démoraliser. Ils ne feront aucune exception, ni pour les femmes ni pour les enfants, et tu le sais.
Nathan s’était emporté.
— Nous avons déjà eu cette discussion des dizaines de fois, Éva. Pourquoi revenir sans cesse sur le sujet ? Tu sais ce que j’ai dans le cœur. Laisse-moi assouvir ma rage. Je venge ma mère, mes sœurs et les milliers de victimes de cette barbarie. C’est ma mission, c’est mon devoir.
— Quand arrêteras-tu ?
— Quand le dernier Rat sera mort.
Vaincue, elle s’était assise.
Elle avait essuyé les larmes qui coulaient le long de ses joues avant de reprendre la parole.
— Il y a au fond de chaque homme une part de cruauté, de férocité, de sadisme et de haine. Le système nazi a permis à cette part de s’exprimer. Les nazis lui ont donné un fondement légitime. Les Russes n’ont pas fait mieux en rasant Breslau. Les Alliés ont bombardé des villes comme Dresde, où il n’y avait aucun objectif stratégique. Pour finir, il y a eu la bombe atomique à Hiroshima. Des morts, des morts, encore des morts. Est-ce que tout cela ne suffit pas ? Ne peut-on pas s’arrêter et vivre en paix ?
— C’est pour vivre en paix qu’il faut exterminer les assassins.
— Non, Nathan. Au fond de chaque homme, il y a aussi une part de bonté, d’indulgence et d’amour. Pourquoi ne pas laisser cette part s’exprimer et pardonner, tout simplement pardonner ? C’est cette part d’humanité qui fait la grandeur de l’homme.
Nathan n’avait pas insisté.
Il avait senti qu’une cassure venait de se produire et qu’il risquait de la perdre.
Durant les jours qui avaient suivi, il avait longuement médité sur ses mots, mais sa détermination n’avait pas faibli.
Je sors de l’ascenseur et traverse le plateau.
Des têtes se lèvent. J’intercepte les regards. Certains me font un signe de la main ou me lancent un timide bonjour avant de replonger dans leur écran.
Pas un ne se lève, pas un ne moufte.
La saga de l’été a fait long feu.
L’affaire Claudine est enterrée, son Zorro fait partie du passé, le travail a repris.
Je ne suis pas surpris. Je connais ces pseudo-mouvements de solidarité. En aparté, ils se font mousser, ils gesticulent, ils jurent qu’ils ne laisseront pas passer un tel affront.
Dans l’emballement, certains affirment qu’ils vont me le dire dans le blanc des yeux. Ils parlent grève, avocat, tribunal, démission collective.
Quand je débarque, ils ne pensent plus qu’à protéger leur salaire et à sauver leurs fesses.
Clémence est en beauté.
J’aurais dû la baiser.
— Bonjour, Stanislas, ça fait plaisir de vous voir.
— Vous avez changé d’avis ?
— Non, je suis désolée, je ne changerai pas d’avis. Je pars en vacances après-demain. Je ne reviens que dans deux semaines, le 16 août. À mon retour, je resterai jusqu’à ce que vous ayez trouvé une remplaçante. Au plus tard, je vous quitterai en décembre.
— On verra ça. Appelez-moi John.
— John ?
— Oui, John. On en a plusieurs ?
Elle perd instantanément de sa superbe.
— Non. Bien, je vous l’appelle.
Je m’enferme dans le bureau.
En principe, j’aurais dû m’occuper moi-même de ce boulot, mais j’ai perdu la main, les systèmes sont de plus en plus complexes.
John va se régaler.
Thierry m’a appelé ce matin, à la première heure. Il travestissait son affolement en étonnement.
— Je suis surpris que tu ne m’aies pas encore appelé, Stanislas. Tu joues à la roulette russe ? Je t’ai trouvé un chirurgien en or massif. En plus, il n’est pas en vacances, on pourrait faire ça la semaine prochaine.
— C’est éthique, pour un toubib, de faire de la retape ?
— Ne déconne pas, tu entres à Cavell mardi, tu en sors vendredi si tout va bien. Je réserve ?
— Je te rappelle.
J’ai raccroché avant qu’il ne me serve un nouveau laïus.
Hier, après avoir reçu les photos de Roland, j’ai passé l’après-midi à surfer sur Internet à la recherche d’un événement qui se serait produit le 16 juillet 1942.
À ma surprise, plus d’un million de pages reprenaient cette date.
Ce jour-là, treize mille Juifs, dont quatre mille enfants, étaient arrêtés par la police française au cours d’une opération appelée Vent Printanier. L’Histoire l’a renommée la rafle du Vel’d’Hiv. La plupart des treize mille Juifs arrêtés ce 16 juillet 1942 mourront à Auschwitz.
J’ai ajouté Pologne dans mes recherches.
La première page citait les noms de onze mille Polonais pris en France et morts en déportation. Des centaines de témoignages sur la rafle suivaient cette page.
J’ai ajouté Lwów.
Huit mille pages, toutes teintées de mort.
J’ai repris la photo de Volker, souriant dans son costume, une coupe de champagne à la main, impuni, innocent, angélique.
J’ai repensé au Juif dont Susfeld avait parlé, Nathan Katz, le tueur juif.
Qu’aurais-je fait à sa place ?
John fait son entrée, l’air penaud.
— Tu voulais me voir, Stanislas ?
— Assieds-toi.
Il respire. Il sait que les condamnés n’ont pas le droit de s’asseoir.
John est le meilleur client du distributeur de friandises. Il s’empiffre de barres chocolatées à longueur de journée. Il fout des miettes partout. Son addiction me coûte un clavier par mois.
Pourtant, il est long et maigre comme un marathonien. Il porte de longs tifs crasseux dans lesquels sont fichées deux paires de lunettes qu’il permute à tout bout de champ.
— Qu’est-ce que j’ai fait ?
— Rien encore. J’ai un job pour toi. Confidentiel.
Il se détend.
— Cool.
— J’aimerais que tu checkes le niveau de sécurité d’un de nos clients.
Il fait glisser ses lunettes sur son nez et m’adresse un clin d’œil.
— Je vois.
Le flic est ce qu’il y a de plus proche du voyou, John est ce qu’il y a de plus proche du hacker.
— Je vais t’envoyer un mail que j’ai reçu de la cible. J’ai affiché les sources, tu as l’adresse IP.
— OK. Je cherche quoi ?
— Je vais t’envoyer une liste de mots-clés. Regarde dans les mails et les fichiers.
— C’est tout ?
— Non. Piste le réseau. Il y a trois Mac à l’étage supérieur. Ils sont câblés, mais ils sont peut-être sur WiFi. À première vue, chacun a une sauvegarde individuelle sur Time Capsule.
— Niveau ?
— Un. Tu ne rapportes qu’à moi.
— OK, Stanislas. J’attaque cette nuit.
Nathan se rendit à New York le 23 décembre 1951, accompagné de Éva et de la petite Haïka. Aaron lui avait proposé de faire la traversée en avion et avait réservé les billets.
Cette année, la fête de Hanoukka avait lieu du 24 au 31 décembre. Comme il n’avait pas eu l’occasion de venir l’année précédente, Nathan décida de ne rentrer en Allemagne que le 7 janvier pour passer plus de temps avec son père.
Haïka était pleine d’entrain et ressemblait trait pour trait à sa mère. Elle marchait depuis quelques semaines, ce qui leur demandait une vigilance de tous les instants.
La tension qui régnait dans le couple ne s’était pas apaisée et la grossesse d’Éva influait sur son comportement. Il lui arrivait de passer plusieurs heures, voire une journée complète sans adresser la parole à Nathan. Avant leur départ pour New York, elle s’était engagée à faire un effort pour ne rien laisser transparaître de leur différend.
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