— Merci, Aaron.
Le vieil homme s’éclaircit la voix.
— Je voulais te faire part d’une autre nouvelle. Nous avons prévu un logement pour vous. Tu habiteras une maison confortable, dans un village discret en dehors de Karlsruhe. La maison nous appartient, ton nom n’apparaîtra nulle part. Pour le monde extérieur, vous serez comme la plupart des couples en Allemagne, tu travailleras et Éva s’occupera de ta famille.
Nathan fut surpris de tant de sollicitude.
— Je te remercie, Aaron, mais de telles largesses demandent des sommes importantes.
Aaron balaya l’objection de la main.
— En plus de 6M, de nombreux donateurs sont venus grossir nos rangs. Même si notre organisation reste occulte, de plus en plus de victimes connaissent notre existence et soutiennent la cause. Tu n’auras jamais de problèmes d’argent tant que tu travailleras pour nous. Nous t’avons également trouvé une autre occupation. Officiellement, tu seras représentant pour un fabricant de matériaux de construction, ce qui justifiera tes déplacements fréquents. Tu devras connaître le catalogue des produits et pouvoir en parler au cas où quelqu’un te poserait des questions. Nous allons aussi louer un bureau dans le centre de Karlsruhe où tu devras transférer les dossiers et le matériel. Tu travailleras désormais à temps plein pour nous.
Il marqua une pause, fit une grimace de dépit.
— Par malheur, il n’y a pas que nos frères qui connaissent notre existence. Les Rats sont sur nos traces. Des tueurs nous pistent. De hauts gradés nazis exfiltrés ont recruté d’anciens membres des Einsatzgruppen , les unités d’élite de tueurs nazis, pour nous assassiner. Les connaissant, ils ne se contenteront pas de tenter de nous atteindre, ils lanceront des campagnes de terreur, ils s’attaqueront à nos familles et à nos proches. Nous devons prendre les précautions nécessaires. C’est pour ça que je dois te demander de sacrifier une partie de ta liberté au profit de ta sécurité.
Nathan avait pressenti que le rendez-vous visait un autre objectif que de simples congratulations.
— Je t’écoute.
— Tu devras renoncer à te marier, tant civilement que religieusement. Nous ne voulons pas qu’il arrive quoi que ce soit à ta famille.
L’injonction était polie, mais formelle.
Nathan sourcilla malgré lui.
À plusieurs reprises, Éva avait manifesté le souhait de se marier en respectant les traditions. Le mariage juif nécessitait une longue préparation et comportait de nombreuses étapes.
Nathan s’engagea néanmoins vis-à-vis d’Aaron.
— Je me charge d’expliquer cela à Éva, elle comprendra.
Aaron mit fin à l’entretien.
— Je le souhaite vivement. Bonne chance, Nathan.
Au milieu du mois d’août, Nathan, Éva et Haïka emménagèrent dans leur nouvelle maison. Elle était située à Weingarten, un village à une vingtaine de kilomètres de Karlsruhe.
La bourgade était pleine de charme et ne semblait pas avoir connu la guerre. Une rivière sinueuse la traversait et des vignes l’entouraient de toutes parts.
Nathan et Éva s’y sentirent d’emblée chez eux.
Les missions de Nathan reprirent dès le mois de septembre.
Les membres de la cellule de recherche située à Berlin réalisaient un travail remarquable.
À force d’auditions de témoins, d’enquêtes sur le terrain et d’assemblages d’indices, ils avaient remonté plusieurs filières et localisé de nombreux dirigeants nazis dans différents endroits du monde.
Bon nombre d’entre eux étaient restés en Allemagne ou s’étaient installés en Autriche. Quelques-uns, sûrs de leur impunité, ne s’étaient pas donné la peine de changer leur identité et s’étaient contentés de s’inventer un passé fantaisiste.
La Piste des Rats menait également dans plusieurs pays d’Amérique du Sud comme l’Argentine, la Bolivie, le Honduras ou le Paraguay. Au Chili, un village difficile d’accès et particulièrement bien protégé abritait une véritable colonie d’anciens nazis.
Le Chat s’intéressait de très près à un dénommé Ricardo Klement, un homme qui avait débarqué à Buenos Aires le 14 juillet en présentant un passeport de la Croix-Rouge. D’après les recoupements qu’ils avaient faits, l’homme était probablement Adolf Eichmann, l’un des principaux responsables de la Solution finale.
Plusieurs équipes avaient été recrutées durant l’année et l’organisation avait créé une antenne à La Paz. Le Chat regroupait à présent près de deux cents volontaires.
À sa grande déception, Nathan fut obligé de renoncer à se rendre à New York en fin d’année.
Au début du mois de décembre, il dut partir en mission dans le sud de l’Espagne où s’était réfugié Edmund Bräuning, l’ancien commandant adjoint du camp de Ravensbrück qui avait également officié à Auschwitz et à Buchenwald.
L’homme ne se déplaçait jamais sans une escouade de gardes du corps et ce n’est qu’à la mi-février qu’ils parvinrent à le capturer et à l’exécuter à la faveur d’une visite furtive à l’une de ses maîtresses.
Nathan s’adjoignait régulièrement les services de Moshe qui se chargeait des aspects techniques des interventions. Élie faisait également partie des équipiers qu’il sélectionnait fréquemment. Ce dernier lui vouait une admiration sans bornes et se serait sacrifié pour lui si les circonstances l’avaient exigé.
Tous deux devinrent des amis intimes, même si, pour des raisons de sécurité, ils ne furent jamais conviés dans la maison de Weingarten.
Durant l’année 1951, Nathan mena six missions. Toutes furent couronnées de succès.
Au sein du Chat, il acquit peu à peu une réputation de professionnel froid et calculateur qui ne laissait rien au hasard. Dès qu’une mission paraissait hasardeuse, il se trouvait en tête de liste des chefs d’équipe potentiels.
En septembre, il fut chargé d’organiser la capture du SS-Scharführer Paul Groth, aussi connu des prisonniers que son chien Barry qui ne le quittait jamais. L’homme était passé à Belzec et Sobibor.
Quelques semaines plus tôt, un tribunal allemand l’avait déclaré officiellement mort à la demande de sa femme, ce qui n’avait pas manqué d’attirer l’attention du Chat. L’homme se trouvait dans le nord de l’Italie en compagnie d’Oskar Paul Dirlewanger, un SS-Brigadeführer plusieurs fois condamné pour des délits sexuels, qui avait formé une brigade constituée d’anciens condamnés sortis des camps de concentration, de SS radiés et de criminels issus des prisons du Reich. Les pillages, les tortures, les assassinats et les viols collectifs avaient jalonné la route de Dirlewanger et de sa brigade, de la Pologne à la Russie.
Cette découverte permit à Nathan de faire d’une pierre deux coups. Considérant l’éloignement et les crimes avérés des deux hommes, ils furent exécutés d’une balle dans la tête, le même jour, sans procès.
En octobre 1951, Nathan apprit que les membres du Chat l’appelaient l’Homme qui tue les Rats en les regardant dans les yeux .
Dans le même temps, Éva lui annonça qu’il serait père pour la seconde fois. À l’approche de cette nouvelle maternité, sa réticence à l’égard des activités de Nathan assombrit plus d’une fois leur relation.
En décembre, peu avant leur départ pour New York, ils eurent une discussion houleuse et des échanges plus vifs que de coutume.
Éva l’attendait, assise devant le feu de bois, alors qu’il rentrait d’une mission en Autriche.
Elle ne lui avait pas laissé le temps de poser ses valises.
— Ne serait-il pas temps que tu t’arrêtes, Nathan ? Que tu laisses d’autres que toi poursuivre cette mission ? Trouve-toi un métier, marions-nous, élevons nos enfants. À chaque départ, je me demande si tu reviendras, si je ne serai pas veuve et si tes enfants ne seront pas orphelins.
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