J’ai continué à la boucler. On suivait les quais en direction de la gare de Lyon. Ça voulait dire quoi ? Parvenus au canal, on a obliqué sur la gauche, vers la Bastille, puis on a emmanché la rue du Faubourg-Saint-Antoine…
La traction a viré dans une autre petite rue. Je n’ai plus pu y tenir.
— On va chez les arbis ? ai-je demandé.
Le gros a poussé un barrissement qui, à la rigueur, pouvait passer pour un rire.
— Tiens, voilà monsieur qui retrouve sa menteuse.
Il n’a pu en proférer davantage. Une guindé venait de nous doubler et s’arrêtait pile dans un grincement de freins sauvage. Notre chauffeur a freiné aussi en jurant, mais il n’a pu empêcher sa voiture de télescoper l’arrière de l’autre. Et l’autre, je la reconnaissais parfaitement. C’était la grosse ricaine verte de mon équipe, celle qui servait aux hommes pour les petites missions dans Paname et les environs… Angelo en a jailli, armé d’une Thompson. Il a filé une petite giclée à l’avant de notre carrosse, histoire de calmer les belliqueux…
Puis il s’est avancé.
— Descends ! m’a-t-il crié… en ouvrant la portière.
Le gros a cherché à me harponner, mais je lui ai filé un coup de boule dans la gargane. Son jules n’a pas moufté. Il biglait l’œil rond de la mitraillette et ça le rendait tout chose…
Je suis descendu, entravé comme une vache à la foire…
En souplesse, j’ai bondi dans notre tire. Merveille se tenait au volant. Elle avait coiffé une casquette et noué un foulard sur son menton pour faire moins jeune fille. Malgré tout, ils étaient duraille à planquer, tous ses charmes.
A peine sur la banquette, Angelo m’a rejoint. Le moteur tournait, Merveille a embrayé férocement. La voiture a poussé un cri déchirant et s’est propulsée en avant… Quelques balles ont crépité contre la carrosserie.
— Balance-leur la purée ! j’ai hurlé. Et fais vite !
Angelo m’a fait un signe négatif…
— Ils n’ont que des Eurêka, qu’est-ce que tu veux qu’ils foutent ! Et puis, ils ne peuvent plus rouler, j’ai perforé leurs boudins.
Merveille m’avait déjà prouvé qu’elle savait se servir d’un volant. Cette fois, elle se classait en tête du championnat ! Fallait la voir foncer dans les petites rues, sans hésiter, à droite, à gauche. Toujours maîtresse d’elle-même, sans exécuter de fausses manœuvres, comme si elle avait étudié tous les sens interdits de la capitale…
J’en béais…
— Un peu championne, ma souris, hein, Angelo ?
— Tu parles !
— Comment avez-vous fait pour organiser cette partie de chasse à courre ?
— Pas dur, les baveux parlaient de toi…
— De moi ?
— Sans dire ton vrai blaze. Simplement il était question d’un important trafiquant de drogue arrêté. On le soupçonnait du meurtre de Calomar et on devait le conduire à l’endroit où avait été retrouvée la voiture de louage abandonnée pour le questionner à son sujet…
J’ai rigolé comme un bossu. J’étais heureux de retrouver la liberté et ma bergère…
— Faudrait évacuer cette tire d’urgence, ai-je ajouté. Tu penses que les archers ont eu le temps de relever le numéro malgré que tu leur aies filé le tracsir.
— T’occupe pas, j’ai pensé à ça…
Merveille a un peu ralenti. Elle venait de décrire un vaste demi-cercle et nous avons traversé le canal Saint-Martin avant de stopper.
— Bouge pas, a recommandé Angelo, je crois que nous avons des pinces dans le coffre à outils…
Y en avait des chouettes. Ça a été un jeu (douloureux pour moi) de faire sauter mes bracelets. Ça m’a ensanglanté un peu les poignets, mais j’aurais accepté qu’on me coupe les pognes plutôt que de subir encore cette étreinte d’acier.
Merveille, pendant ce temps, avait ôté sa casquette et son foulard. Elle s’est tournée vers moi et m’a souri.
— Ça va, chéri ?
Elle était puissamment calme.
— Oui, chérie, ça va !
— Magnons-nous ! a ordonné Angelo en me montrant une 404 stationnée un peu plus loin. J’ai loué cette tire pour deux jours… Là-dedans, on ne sera pas repérés.
Ma parole, il prenait la direction des opérations, ce petit rigolo ! Ça m’a un peu défrisé, mais il aurait été injuste de ma part de lui en faire grief en un pareil instant.
J’étais un peu ahuri par mon aventure. Tout s’était déroulé comme dans une sorte de cauchemar, et j’avais plus l’impression de sortir de mon lit que du dépôt.
Cette fois, c’était Angelo qui tenait le volant de la chignole et je m’étais installé à l’arrière avec Merveille. Elle avait sa tête sur mon épaule et moi, machinalement, je me massais les poignets… J’étais flottant, depuis quarante-huit heures bientôt, je n’avais ni dormi ni bouffé et je me sentais un brin faiblard… Angelo a remonté le Masséna jusqu’à Barbès et là, il a pris sur la gauche en direction de Pigalle.
En longeant le métro aérien, il a demandé :
— Alors, boss, programme ?
Cette question, en me restituant mes prérogatives, m’a donné un coup de fouet.
— Angelo, tu viens de faire ta fortune, mon petit gars !
Il a eu un grave hochement de tête. Il ne doutait pas de mes promesses, mais il désirait m’informer qu’il n’avait pas agi par esprit de lucre.
J’ai poursuivi :
— Nature, on ne peut pas retourner rue de Milan, ce serait risqué…
— Evidemment…
J’ai laissé un court instant vagabonder mon esprit.
— Je me demande pourquoi les poulardins m’ont sauté au Carlton ?
— Parce que le zig dont tu parlais les avait affranchis, a proposé mon compagnon.
— Oui, sans doute. Je me demande aussi pourquoi ils n’ont pas annoncé à la presse qu’ils m’avaient eu ? Ils savaient mon identité puisque le gros moustachu m’appelait Kaput.
— Mystère et boule de gomme, a fait placidement Angelo, te pose pas de questions. Avec les poultoks, tu sais, faut pas chercher à entraver, tournons-nous plutôt vers l’avenir…
Il avait raison.
Merveille a pressé ma main.
— Maintenant, tu es grillé, a-t-elle murmuré, tu dois disparaître car ils t’auront !
Il était temps de se diluer dans le paysage en effet, sinon j’allais encore une fois devoir montrer les dents. J’enrageais de larguer une situation aussi formide. Quelques jours auparavant, je me croyais un homme arrivé, j’avais les pieds sur mon bureau et des bouteilles de scotch à portée de la main… Et puis, soudain, par un rapide retournement de la situation, je jouais à nouveau les hommes traqués, à prix de faveur… On ne peut pas triompher de son destin, quoi ! Il est tracé et faut le suivre.
— Arrêtez-moi dans un troquet, faut que je casse une croûte, j’ai pas grainé depuis hier matin…
Angelo connaissait une petite boîte discrète rue Lepic. Il a stoppé pile devant, car, par veine, il y avait une gâche pour stationner.
Le taulier était un Corse avec lequel il avait tiré douze ans de durs… Ça lie deux mecs. Il m’a apporté une porcif de lapin farci qui aurait fait les beaux dimanches d’un pensionnat de garçons. Pendant que je m’entiflais cette tortore, Merveille et Angelo sablaient au champ’ma libération anticipée !
Nous jouissions d’un sursis, mais celui-ci serait de courte durée. Déjà la chasse à l’homme devait s’organiser. A la scientifique qu’ils les dressaient, leurs barricades, les archers.
On retrouverait la ricaine verte près de la gare de l’Est et sûrement il y aurait un locdu quelconque qui bonnirait à ces messieurs comme quoi il nous avait vu changer de calèche. Angelo avait eu raison de louer une 404. Qu’on le veuille ou non, ça reste la tire idéale pour ceux qui n’aiment pas attirer l’attention…
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