— Et je toucherai combien ?
— Beaucoup…
— J’aime la précision…
— Combien souhaiteriez-vous ?
— Je veux dix millions !
Il pige la nuance et réprime un geste d’humeur.
— Je vous en donnerai vingt si c’est bien fait !
— Vous les avez ?
— C’est parce que je vis chichement dans une pièce et que je roule en 2 CV que vous doutez de ma solvabilité ? Rassurez-vous. Je ne suis qu’un ermite volontaire et j’ai pas mal de galette. Quand on vieillit, on commence à se retirer du monde. Lorsque l’homme sera mort, je pourrai à mon tour crever tranquille, et c’est pourquoi l’argent ne m’intéresse plus.
— Il me faut une avance, une bagnole… N’oubliez pas que je suis recherché… J’ai besoin de me camoufler sérieusement…
— J’ai songé à tout cela…
— Alors O. K… On commence quand ?
— Allez dormir… On ne fait rien de bon lorsqu’on est fatigué… Demain matin je vous appellerai… Vous trouverez bien une chambre à votre convenance dans cette bâtisse !
Le lendemain, il m’a appelé en effet. Il était très tôt et les vitres sans rideaux de la pièce que j’avais adoptée se teintaient à peine d’un vilain gris opaque.
Il était là, drapé dans une vieille robe de chambre noire à brandebourgs rouges qui lui donnait vaguement l’air d’un vieux manager de boxe. Ses cheveux blancs étaient drus pour son âge.
J’ai ouvert les yeux avec peine. Le lit où j’avais atterri était mœlleux comme de la Chantilly… Il ne comportait pas de draps mais je m’en foutais… Sous les couvrantes j’avais accumulé une bonne chaleur animale…
— Levez-vous, m’a dit Bertrand… Il est temps d’envisager les choses de plus près…
Je lui ai filé le train jusqu’à sa tanière… Une cafetière était nichée dans les braises de l’âtre et ça reniflait bon le caoua tout frais.
Il m’en a servi un plein bol. Il y avait des biscottes et du beurre.
Tandis que je briffais, il me considérait avec un vif intérêt comme on regarde une voiture dont on vient de faire l’emplette, en se demandant si le rodage terminé, elle vous donnera bien les satisfactions qu’on en attend.
— Maintenant, allez faire votre toilette. Il y a une salle de bain à côté de la cuisine.
— Merci.
Je suis revenu un quart d’heure plus tard, le torse nu, tout rosi par le contact de l’eau froide. Je m’étais rasé et je tenais la grande forme.
— Vous avez bien fait de ne pas passer vos vêtements, observa-t-il, je vous en ai préparé d’autres…
Il m’a montré quelque chose de noir sur son lit. Je me suis approché. C’était une soutane de curé. Alors là, j’ai renaudé.
— Ecoutez, mon bon monsieur, je n’ai aucune aptitude pour le déguisement. Jamais vous ne me ferez endosser cette pelure. D’abord, aussi idiot que ça puisse vous paraître, j’ai de la religion…
Il n’a pas insisté.
— Dommage, a-t-il soupiré. C’eût été un camouflage excellent !
— Tant pis, je préfère prendre des risques… Vous n’avez pas d’autres fringues ?
— Si, venez…
Il m’a conduit à une pièce poussiéreuse qu’on n’avait pas dû aérer depuis belle lurette.
Sa baraque ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu jusqu’alors. On sentait qu’il était rentré un soir avec d’autres idées en tête. Il avait fermé toutes les lourdes, ne se réservant que la petite chambre près de la cuisine…
Il a ouvert une garde-robe ancienne. Dedans il y avait une floppée de costars accrochés.
— C’est pas à vous, ça ? ai-je demandé…
Il ne m’a pas répondu et, dans le fond, comme je m’en foutais, je n’ai pas insisté.
Du beau linge en tout cas ! Drap anglish, coupe de classe ! Le propriétaire de ces pelures ne se loquait pas au Carreau du Temple !
J’ai choisi un complet Prince de Galles. Ça faisait longtemps que j’en avais envie d’un. Puis j’ai pris une limace blanche et une cravate en soie bleu-marine… Par exemple les pompes étaient toutes trop petites pour mes pinceaux, fallait que je me résigne à cirer les miennes.
— Vous pourriez mettre des lunettes de soleil ?
Dans un sens il était assez puéril, le Vieux ! Les lunettes de soleil, c’est bon pour les anciennes vedettes de cinéma qui cherchent à attirer l’attention par n’importe quel moyen !
A mon air il a compris qu’il valait mieux pour lui fermer son clapet et me laisser manœuvrer.
Je me suis nippé de première. Après quoi j’ai tendu la main.
— Un peu d’artiche, mon bon monsieur… Pour une commande pareille il est normal de verser des arrhes !
Sans rechigner il m’a laissé tomber deux briquettes en gros talbins dans la louche.
Du coup je me suis senti grandement mieux. Ça carburait dans l’entrepont…
— Vous pouvez me prêter votre carriole ?
— Oui.
— O. K. N’oubliez pas de me passer votre carte grise et votre permis… Je suis à la merci d’un cogne un peu trop à cheval sur les passages cloutés…
Il a fait tout ce que je lui ai demandé sans barguigner. C’était un vrai plaisir de bosser pour un gars pareil.
Il comprenait les nécessités de l’existence, ce qui est rare chez un vieux. En général, les personnes âgées ont des manies qui leur enlèvent le sens des cruelles réalités. Pas lui !
— Si vous voulez bien m’annoncer l’identité du Monsieur en question…
— Paul Carmoni.
Il me regardait, son œil droit brillant comme un éclat de silex, l’autre demeurant amorphe. Il savait que je sursauterais et j’ai sursauté en effet.
— Vous dites ?
Docilement, il a répété :
— Paul Carmoni.
Il radotait ou quoi, ce crabe ? C’était une vanne qu’il me balançait histoire de m’éprouver, je suppose ?
— Carmoni ! ai-je balbutié, vous vous foutez de moi ?
— Pas du tout, je vous ai dit que ce serait difficile à réaliser.
— Tu parles ! A ce compte-là je préférerais mettre en l’air le Président du Conseil… C’est pour le coup que vingt briques c’est donné !
Carmoni ! Fallait avoir des notions précises sur le milieu pour savoir de qui il s’agissait. Mais lorsqu’on le savait, on ne pouvait que numéroter ses abattis. Le roi de la drogue ! Pas seulement en France, mais dans une bonne partie de l’Europe. Il était arrivé des Etats avec les dernières troupes de débarquement, les valoches bourrées de came et de mitraillettes… Avec ça et son culot monstre il n’avait pas tardé à tenir le dessus du panier… En taule, des potes m’avaient affranchi sur son compte. Paraît qu’en Amérique ce Sicilien élevé à Marseille n’avait pas réussi à faire son trou. Les Etats, ça n’était pas sa longueur d’ondes… Malgré qu’il soit un drôle de battant, il s’était vite fait contrer par les durs de là-bas… Alors il avait attendu son heure et était rentré au bercail avec des projets et du cœur au bide… En dix ans, il était devenu le grand crac du mitan et sa fortune devait dépasser le milliard à ce qu’on chuchotait.
Pas mal de gnards avaient déjà essayé de le liquider, mais ils étaient tombés sur un os… Carmoni possédait une équipe, bien au point, je vous prie de le croire… Pour le travail de la gâchette ils en connaissaient un brin, ses scouts ! Pas de quartier ! Ils vous balançaient la fumaga comme vous dites bonjour à votre propriétaire… Le Carmoni se prenait maintenant pour un petit roi. Il avait une bagnole blindée, tout comme feu Hitler, et des gardes du corps plus épais que ceux du Président des States. Avec ça méfiant comme un renard… Pareil au roi Louis XI il se gaffait de son ombre, faisait goûter la tortore par ses hommes et ne prenait aucun risque.
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