Je sentais qu’il attendait quelque chose de moi et je lui ai posé la question la plus brève, mais aussi la plus éloquente que j’aie pu trouver :
— Alors ?
— Ça fait un bon moment que je suis là…
— Je sais.
— Si j’ai bien compris, vous quittez ce soir… votre emploi ?
— Vous avez très bien compris !
— Vous avez des projets ?
— C’est une interview ? Vous êtes peut-être le correspondant de France-Soir ?
Ça ne l’a même pas fait sourire. Il a attendu une réponse plus sérieuse, et la force tranquille qui se dégageait de lui était telle que je n’ai pu faire autrement que de la lui donner !
— Aucun projet, sinon de garder mon nez propre…
— Alors je crois que j’ai quelque chose pour vous…
— Ah oui ?
— Oui…
— Peut-on savoir quoi ?
— Vous le pouvez… Venez avec moi…
— Où ?
— Chez moi…
J’ai respiré un grand coup car la situation évoluait rapidement. Tout ça n’avait pas l’air vrai… Il me semblait que je lisais un bouquin à péripéties glandouillardes. Que diantre ce petit homme âgé pouvait bien me vouloir ?
— Je ne suis pas les gens que je ne connais pas, ai-je dit bêtement.
— C’est pour que nous fassions plus ample connaissance que je vous demande de me suivre…
Une nouvelle hésitation m’a rendu muet. Enfin, je me suis décidé :
— Bon… J’irai chez vous…
— Ma voiture est garée tout près… Prenez congé de vos employeurs et arrivez…
— Il faut que je démonte ce bordel !
— Ils le démonteront eux-mêmes !
— Il faut que je me fasse payer…
— Je vous donnerai de l’argent…
— Vous êtes le père Noël en tournée d’inspection ?
— Beaucoup mieux que ça… Le père Noël n’est qu’un livreur et il n’apporte que des jouets, moi je peux vous apporter beaucoup plus…
— Attendez-moi un instant…
Je me suis éloigné de quelques pas, puis, mordu aux tripes par une vague angoisse, je suis revenu au petit vieux.
— Dites, c’est pas un piège à rat au moins ?
— Non !
— Qu’est-ce qui me le prouve ?
— La logique ! Les vieillards de soixante-douze ans ne s’amusent pas à arrêter les gangsters en fuite ! Allez, je vous attends, mais pressez-vous car l’humidité commence à me fatiguer, j’ai de l’asthme !
Vous me croirez si vous le voulez, mais j’ai fait exactement ce qu’il me disait… J’ai couru jusqu’à la roulotte où la Jane se versait précisément son Nme verre de rhum.
— Ah ! te voilà, a-t-elle murmuré…
— Ecoute, ai-je dit, je me conduis comme un butor parce que je t’aime trop…
Fallait vraiment que je me cramponne aux rideaux pour ne pas pouffer de rire. En voyant les gros yeux noyés de cette espèce de vache, n’importe quel mec se serait tordu !
— C’est vrai ? a-t-elle balbutié…
Oui… Je n’y tiens plus… Seulement ta vie est faite et je ne puis t’écarter du droit chemin… Alors, comme je n’y tiens plus, je pars… Raconte à ton bonhomme ce que tu voudras… Je lui fais cadeau de ma paie… Adieu, Jane… Je penserai toujours à toi !
Sur ce je me suis cassé en vitesse parce que j’allais éclater de rire. Avouez que c’était gentil de lui faire un dernier petit coup de ciné à l’œil avant de partir… A son âge on n’a plus l’habitude des romances au sirop ! Quand de jeunes gars roucoulent dans le giron des douairières, c’est parce qu’ils ont une pogne sur leurs trois rangs de perlouzes et une autre sur leur chéquier !
Ça faisait un bout de temps que je n’avais pas fait une bonne action et je me sentais propre comme au sortir de la douche.
Le Vieux m’attendait, au bout du manège. Il avait remonté le col de son pardingue et s’était coiffé d’un béret basque tiré de sa poche.
— Allons-y !
Franchement, c’était la première fois de ma garcerie de vie que j’emboîtais le pas à un mec sans savoir où il m’emmenait ni ce qu’il me voulait. Si j’agissais de la sorte, ce soir-là, je pense que c’était à cause de son grand âge, et puis, aussi, de son regard aigu qui m’incommodait.
Sous les platanes de la place, dans un coin d’ombre, il y avait la petite tache lumineuse d’un feu de position de bagnole. En l’occurrence c’était celui d’une 2 chevaux.
— Montez !
Il a pris place au volant et, paisiblement, a mis son moulin en route… On a décollé du trottoir doucement. C’est le genre de guindé qui ne permet pas les démarrages éclairs. Quand on veut impressionner les populations on radine avec la Mercédès 300. Le Vieux, au contraire, tenait à passer inaperçu…
J’ai attendu un moment, sans piper mot. Comme il la bouclait hermétiquement, ça risquait de s’éterniser, surtout si on allait loin.
Mais je mettais un point d’honneur à ne pas poser de question. Puisque j’avais décidé de jouer le jeu, autant valait le jouer jusqu’au bout…
On a roulé sous la flotte. Les zébrures de la pluie hachaient le paysage. Les phares coulaient comme un torrent de lumière sur l’asphalte luisante.
Nous avons suivi un moment la Nationale, puis il a obliqué à droite, dans un chemin bordé de haies bien taillées.
Dans ce coinceteau les constructions étaient pépères… De la crèche d’industriel parisien… Il y avait du perron, du portique dans les allées sablonneuses, du massif façon Versailles, de la véranda et du jardin d’hiver comme s’il en vasait.
Le vieillard s’est arrêté devant la porte métallique d’un garage. Il est descendu de bagnole, a soulevé le rideau gondolé, puis nous sommes entrés…
— Ça vous ennuierait de baisser le rideau ? m’a-t-il demandé.
Je suis allé tirer le rouleau de ferraille pendant qu’il éteignait ses phares et allait tourner un commutateur.
Ce garage était fait pour deux voitures de maître au moins et la 2 chevaux, toute seulâbre là-dedans, avait l’air d’une chèvre broutant dans un champ de courses. A l’autre extrémité s’ouvrait une porte…
— Suivez-moi !
Je l’ai suivi, toujours aussi docile, aussi muet, aussi anxieux. Ça commençait à me tarauder vachement dans la pensarde. Ma parole, il avait l’air bourré d’osier, le vieux gland, malgré son lardeusse fripé, son béret et sa bagnole chétive… La propriété qui se dressait à droite du garage comportait au moins vingt-cinq pièces et jetait un drôle de jus, ma parole !
Deux étages de meulière, un toit à la chinoise, des balcons. Ça faisait peut-être un peu trop tarabiscoté, mais un archiduc s’en serait contenté.
J’ai eu un ricanement en songeant que je passais de la niche à clebs d’une roulotte à un petit château ! Pas de transition !
Les volets étaient fermaga et on ne voyait aucune lumière. Ça faisait un peu Belle-au-Bois-Dormant… En moins romantique, mais aussi en plus impressionnant.
Le Vieux n’a pas emprunté le perron à double révolution, il a préféré contourner la bâtisse et s’y introduire par l’entrée des fournisseurs…
Nous avons pénétré dans une cuisine carrelée en blanc de bas en haut, ce qui faisait un peu métro, puis nous sommes passés de là dans une petite pièce bizarre où le Vieux semblait avoir installé ses quartiers. Il y avait un lit de fer, une commode avec des bouquins, une table chargée d’assiettes sales et de pipes… deux fauteuils, et une cheminée dans laquelle brûlait un bon feu joyeux… Le reste de la pièce était envahi par des piles de bûches… Jamais je n’avais vu un tel bazar.
J’ai commencé à douter de la raison du Vieux. Il devait avoir un court-jus dans les transmissions pour bivouaquer ainsi dans une pièce en désordre alors qu’il avait une floppée de chambres à sa disposition… Peut-être était-il ruiné et, ne pouvant s’offrir des larbins, s’arrangeait-il une tanière dans la somptueuse crèche ? Ses vêtements usagés m’incitaient à le croire, mais un raisonnement plus poussé détruisait cela : un homme ruiné aurait commencé par brader la grande baraque…
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