Enfin, un soir, le père Magnin roupillant, plein de vinasse, elle s’est annoncée dans ma niche de la remorque, juste au moment où je commençais à m’endormir… Dans ces instants-là on flotte et on perd un peu le sens de la réalité.
Bref, je lui ai enfin donné satisfaction pleine et entière… Pour aimer ça elle aimait ça, Jane ! Un demi-siècle d’expérience en action, ça compte !
D’autre part, moi, j’avais des arriérés à solder. Quand elle a regagné la couche matrimoniale elle tanguait bigrement.
A partir du lendemain, j’ai été l’enfant gâté. Elle me cloquait des billets de cinq cents balles à tout va, pour le seul plaisir de mettre sa main dans ma poche. Comment qu’elle le faisait voltiger, le patrimoine !
C’était intéressant dans un sens parce que ça me permettait de me faire une gratte pour affronter les mauvais jours, voir la Cigale et la Fourmi… La veille de notre dernière soirée, j’avais une vingtaine de sacs devant moi… Avec ça je ne pouvais pas commanditer le prochain film de Marcel Carné mais du moins étais-je à l’abri de la mouscaille pour un certain temps.
La Jane en avait les larmes aux carreaux à la pensée qu’on allait se serrer la louche pour toujours… Seulement, elle n’y pouvait rien de rien ! Chaque année, en novembre, ils remisaient leur circus dans un grand hangar, près d’Orléans, et ils filaient en Ile-de-France, dans la propriété que Magnin s’était fait construire avec le flouze des tamponnés de France…
— Faut se faire une raison, je murmurais à la Jane, mais elle n’arrivait pas à s’en fignoler une. Elle ne pouvait se résoudre à abandonner un bon petit coq comme bibi… Pour un peu elle aurait proposé à son vieux de m’adopter ; seulement lui ne partageait pas le chagrin de sa bergère. A mon sens, il la connaissait et se gaffait vaguement de quelque chose à mon sujet. Non, c’était mieux qu’on se quitte.
Nous avons donné notre « représentation d’adieu », comme disait Magnin (qui se prenait au moins pour Mayol) à Fontainebleau. Fontainebleau, l’histoire vous l’apprendra, est une ville propice aux adieux.
Deux mois s’étaient écoulés depuis mes ultimes démêlés avec la rousse et les perdreaux devaient me croire envolé sous d’autres cieux !
Je commençais à respirer plus librement, sans éprouver la désagréable sensation de porter un corset de fer fixé avec des boulons.
Nous étions donc à Fontainebleau… Il flottait comme dans les bouquins de Simenon. La recette était plus que mince… Là-bas on est saturé de bagnoles et la forêt est toute pleine de carambolages, alors, n’est-ce pas, les voitures tamponneuses perdent un peu de leur poésie.
Quelques paumés lamentables essayaient de se marrer sur notre piste sans y parvenir. Le Vieux renaudait parce qu’il moulait sa saison sur un fiasco, et sa bonne femme ne me quittait pas des yeux. Elle était navrée comme une bonne vache à qui on va supprimer la ligne de chemin de fer passant au bout du pré. Quant à mégnace, je roulais des pensées assez grisâtres. Sans doute cela provenait-il du temps et de ma situation ? Vous me croirez si vous voulez, mais je n’avais pas bossé depuis des années et dans le fond je trouvais ça pas mal. Peut-être que j’étais fait pour être honnête, riez pas ! C’était les circonstances, le destin, comme on dit quand on veut se monter la timbale, qui avaient fait de moi un truand… Secrètement, je rêvais d’une petite existence pépère, à l’abri des flics… J’enviais ceux qui se levaient à six heures du matin pour aller au charbon, et qui rentraient, le soir, vannés mais contents, dans un petit appartement fleurant la soupe au chou.
Une petite femme à peu près honnête, des moufflets à peu près propres… Le ciné le samedi, et la balade du dimanche, en grande tenue, le long des palissades de banlieue… Oui, ça me tentait comme un pageot douillet tente un mec brisé de fatigue…
Pendant ces derniers jours, j’avais eu un sursis. Mais maintenant…
On a arrêté les frais sur le coup de onze plombes. Le Vieux m’a dit de commencer à démonter sous la baille. Il voulait remiser ses bois, tôt le lendemain, pour foncer rapide sur Chatou où il avait des poires à cueillir, des tardives d’automne, « les meilleures », prétendait-il.
J’œuvrais mélancoliquement… La Jane me regardait faire avec des larmes plein ses carreaux. C’est alors que j’ai remarqué un type, dans l’ombre, tout prêt, qui m’observait. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai illico pensé à un matuche… Pourtant, à le regarder attentivement, ça pouvait pas être ça. L’homme était un petit vieux à cheveux blancs. Il pouvait avoir dans les soixante-dix piges… Une moustache blanche à la Clemenceau cachait sa bouche. Il avait un long nez en forme de banane, des yeux en virgule, surmontés d’épais sourcils, et il était vêtu d’un pardingue gris, fatigué. Un lampadaire l’éclairait par en dessus, mettant sur son visage des ombres bizarres. Franchement, il ressemblait au diable tel qu’on le représente dans certains films. Il en avait l’air à la fois gentil, doucereux et perfide.
Il m’observait et ça me tapait sur les nerfs…
La Jane qui n’avait rien remarqué s’est approchée de moi tandis que son Magnin allait se farcir du rouge au Café de la Place.
— Dire que demain tu ne seras plus là ! a-t-elle chuchoté.
— Vous non plus vous ne serez plus là ! ai-je répondu avec humour… C’est la vie… On se rencontre, on se quitte…
— Tu es méchant de me parler sur ce ton, mon Gros Loup !
J’étais certain que le petit vieux esgourdait. Ça m’a gêné d’entendre cette tarderie me balancer du « Mon Gros Loup » de cette voix à demi pâmée.
— Moulez-moi un instant, si ça ne vous tracasse pas trop ; faut que je démonte la cabane et votre poivrot me laisse glaner…
Elle s’est éloignée en chialant, vers sa roulotte-pullman. Telle que je la connaissais, elle allait se téléphoner un vieux coup de rhum dans la gargane. Le rhum, c’était son second vice par ordre d’importance…
Je suis resté seul, marteau en main, à cogner sur des chevilles de fer pour désemboîter le manège…
Un court instant j’ai oublié le petit vieux. Puis, il m’est revenu en mémoire comme quelqu’un d’excessivement important. Je me suis alors retourné et j’ai constaté qu’il s’était avancé de quelques pas pour mieux me voir. J’ai laissé tomber mon marteau et je me suis avancé sur lui, les poings serrés.
— Dites, vous voulez ma photo ?
Depuis la communale on se sort des trucs comme ça. Des trucs idiots, je le sais bien, mais on n’en trouve pas d’autres lorsque la colère vous tient.
Il n’a pas sursauté. Son regard s’est posé sur moi, étrangement calme, étrangement fixe, aigu, bleuâtre et enfoncé…
— Pas besoin, a-t-il murmuré, je l’ai déjà vue en première page des journaux…
On m’aurait foutu un seau glacé à travers la frime, ça ne m’aurait pas surpris davantage. J’étais repéré. Cette vieille guenille m’avait reconnu et c’était pour ça qu’il me détranchait avec tant d’insistance. La première surprise passée, j’ai été secoué par la curiosité. Oui, ça m’étonnait que ce chétif personnage m’avoue aussi tranquillement qu’il savait qui j’étais… Normalement, il aurait dû cavaler au commissariat du patelin pour gueuler à la garde ! Au lieu de ça, il me caressait d’un œil tendre…
Or nous étions seuls dans un coin d’ombre de la place… Seuls sous la flotte tombant à verse… J’aurais pu lui filer un coup de patte sur le bol et l’étendre raide… A son âge, on aurait pensé qu’il avait fait une chute malencontreuse. Une seconde cette idée m’a traversé. Je l’ai différée à cause de cette curiosité qui me taraudait…
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