On va… Les kilomètres appartiennent aux autres, aux gens organisés, aux guides Michelin, aux compteurs de bagnoles…
C’était une belle liberté. La plus belle que j’aie jamais savourée. Je suis arrivé en vue d’un petit village blotti contre le gros nichon d’une colline. Il avait des toits pâles et un air de ne jamais recevoir les journaux qui m’a donné envie de m’y arrêter…
La première personne que j’ai vue c’était une fillette qui jouait avec une feuille de châtaignier. Elle arrachait une nervure sur deux, transformant ainsi cette feuille commune en feuille exotique.
— C’est joli, ce que tu fais…
Elle m’a regardé d’un œil effarouché, sa feuille dentelée à la main.
— Il y a une auberge dans le pays ?
Elle pouvait avoir une dizaine d’années. Ses cheveux noirs se divisaient en deux nattes terminées par deux barrettes rouges. Elle était à la fois jolie et rabougrie.
— Il y a le café Maillançon !
— Où ça ?
— En face de l’église !
J’y suis allé. Les derniers mètres étaient durs à franchir. Je suis entré dans une salle fraîche, tapissée d’un vieux papier peint boursouflé représentant des scènes de chasse. Une grosse bonne femme est apparue. Elle ne s’attendait pas à un client comme moi et s’est arrêtée, vaguement inquiète. On ne devait pas voir beaucoup « d’estringers » dans le patelin.
J’ai inventé une histoire à la noix :
Je voyageais à pied sur l’avis de mon docteur. Je voulais coucher et surtout manger, etc…
Ma mise inspirait confiance, mes manières courtoises aussi.
— Je peux avoir une omelette au lard ?
— Mais oui…
Je me suis assis.
* * *
Tandis qu’elle préparait cette mirifique omelette dont les fumets me chatouillaient le tarin, j’ai défait le paquet de talbins. Depuis le temps que je les trimbalais, ces images américaines, j’avais envie de les tripoter un peu. Une liasse de biffetons, ça vaut une peau de fille, croyez-moi…
D’un coup sec j’ai fait sauter la ficelle. Puis j’ai arraché le papier. Comme je l’avais estimé il y avait une boîte à chaussures dessous…
Rapin avait bien fait les choses. Sans doute redoutait-il que le papier d’emballage soit déchiré dans le transport. J’ai regardé en direction de la cuisine que j’apercevais par la porte vitrée. La grosse bistrote me cuisinait mon omelette.
Vite j’ai soulevé le couvercle de la boîte blanche. J’ai glissé un coup d’œil ému à l’intérieur. Puis j’ai arraché complètement le couvercle. La boîte contenait une poupée. Une très jolie poupée vêtue d’un costume alsacien.
J’ai cru que j’allais vomir tellement la désillusion me nouait les boyaux.
Comme un ivrogne, avec la voix pâteuse des mecs qui ont trop biberonné, j’ai balbutié :
— Ça n’est pas possible !
Sans y croire, j’ai tâté le corps de la poupée, mais il ne contenait que du son.
Alors je me suis précipité sur le papier d’emballage, cherchant l’adresse avec rage. Et j’ai pigé :
Le libellé portait :
Monsieur Robert Larpin, poste restante, Cagnes-sur-Mer.
La grosse truie de postière s’était gourée de pacson… C’était compréhensible du reste, car il y avait une grosse similitude de nom et avec la couche de poussière qui recouvrait les colis en souffrance, on pouvait se foutre dedans !
— Oh ! qu’elle est bravoune ! s’est écriée l’aubergiste en apportant l’omelette fumante…
J’étais abruti. Songer que quatre personnes étaient mortes pour cette poupée !
On avait fait un gros cinéma avec Bouboule pour ces morceaux de chiffon… J’avais toutes les polices de France aux miches à cause de cette maquette d’Alsacienne…
Adieu les millions ! Le sort qui, par moments me tirait des puits les plus profonds, venait de me filer un coup de savate en vache. Un de plus…
Toujours l’imprévisible arrive. Qui m’aurait laissé prévoir qu’à la suprême seconde une employée des postes attraperait un paquet pour un autre ?
Le clocher de l’horloge s’est mis à égrener ses six coups. Il avait la voix chaude et sonore d’un ténor.
— Six heures ? ai-je murmuré…
Pourquoi avais-je le sentiment que ces six coups sonnaient la fin d’un combat ? Ah ! oui, parce que les bureaux de postes ferment à six heures en France.
Nous étions le 15 au soir et le paquet en souffrance partait pour les rebuts.
C’était scié.
Ça m’a presque soulagé. Bon, le coup était vache, mais il était passé. Je ne pouvais plus rien tenter.
Devant la porte du bistrot, la petite môme rabougrie me regardait avec cet air grave qu’ont parfois les petites filles.
Elle devait me prendre pour quelqu’un de fabuleux, arrivé du fin fond de ses rêves…
Je lui ai fait signe d’approcher et, lorsque, tremblante d’émoi, elle a été devant moi, je lui ai tendu l’Alsacienne.
— Tiens, prends, c’est pour toi.
Une petite fille pauvre à qui l’on offre une belle poupée ! Combien de midinettes n’a-t-on pas déjà fait chialer avec ça ? Je m’en foutais de me jouer le grand feuilleton de la Veillée des chaumières !
Elle a saisi l’Alsacienne avec précaution. Puis elle a couru à la lourde et, brutalement, pétrifiée, s’est arrêtée.
— Merci ! a-t-elle lancé à pleine voix.
Elle s’est envolée comme une alouette. Son merci n’en finissait pas de planer dans la pièce.
Il m’a fait du bien. Un bien profond, inconnu… Un bien qu’on ne peut éprouver que lorsqu’on est un salaud comme moi.
Ce régal de l’âme valait vingt et quelques millions.
Franchement c’était pas cher.
Je me suis penché sur mon omelette. Elle était déjà froide. Froide et trop salée ! Mais ça devait venir de mes larmes !
Troisième épisode
PAS TANT DE SALADES
Ça faisait au moins deux jours que je n’avais rien bouffé et je commençais à avoir l’estomac qui faisait bravo. La flotte des fontaines et les rares pommes véreuses oubliées sur les talus, c’était plutôt chétif, vous admettrez ! J’avais la tremblote comme le centenaire de votre village et ça m’humiliait quelque peu.
Enfin, je suis arrivé un soir dans une petite ville où sévissait une fête foraine et je me suis dit que le moment était venu de rectifier mon standing. Du train où allaient les choses, j’allai sombrer dans la cloche sous peu et je me voyais pieuter dans les locaux de l’Armée du Salut à brève échéance, à côté de tous les pouilleux de France et de la périphérie.
Je crois que ce sont les lumières et la musique qui m’ont revigoré. Je me suis planté devant un marchand de gaufres en plein air et, avec attendrissement, j’ai regardé les mômes et les amoureux mordre dans cette sorte de néant sucré…
La foule, c’est le gros remède des mecs dans ma situation ; elle les réconforte à cause, je suppose, de la chaleur qu’elle dégage et du bruit informe qui étourdit… Oui, c’est comme un doping.
Je me suis mis à renoucher autour de moi, en quête d’une poche pas trop hermétique dans laquelle je pourrais plonger deux doigts en pince de piqueur. Mais les nabuts planquent leur crapaud dans la poche du futal et pour aller le pêcher là-dedans il faut vraiment être outillé. J’essayais pas de m’y risquer. Qu’un peigne-cul s’aperçoive de quelque chose et ça allait tout de suite être le grand cri dans le patelin.
Je voyais déjà se profiler, en ombres chinoises, la silhouette des pandores… Le cambron, mon identification, tout ça s’enchaînait et me conduisait rapidos aux assiettes ! Non, fallait pas risquer le paquet dans un coup fourré minable. Je n’aurais pas été fiérot de me faire crever pour un délit de bricoleur. Kaput surpris au moment où il volait le porte-monnaie d’un cultivateur ! Vous voyez d’ici le topo ? C’est pour le coup que le mitan se fendrait la tirelire comme un seul homme !
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