— Ta manie du suicide collectif, ai-je rigolé. Faudra te faire psychanalyser !
Bouboule s’est brusquement écrié :
— Nous sommes suivis !
J’ai fait volte-face pour regarder par la vitre arrière. Alors tout s’est déroulé très vite. J’ai eu le temps de voir défiler la route vide, puis j’ai perçu un léger sifflement et comme je me retournai, il m’est arrivé un gnon phénoménal sur le caillou.
Un brouillard rouge m’a voilé le regard, mais à travers ce brouillard je parvenais à distinguer Bouboule, agenouillé sur le siège avant, une clé à molette à la main. Pour la seconde fois, il la soulevait. Je me suis jeté de côté. Le coup m’est arrivé sur l’épaule gauche et une douleur aiguë m’a fouaillé tout le buste.
— Cogne ! cogne ! hurlait la gueuse.
La voiture décrivait de courtes embardées, car les mouvements du salopard gênaient la conductrice.
Une troisième fois, Bouboule soulevait la manivelle… Salope, va ! C’était pour ça qu’elle avait fait du genou à son vieux à Brignoles. Elle avait aperçu la clé à molette dépassant de la poche à soufflet de la portière et ça lui avait donné l’idée de ce guet-apens.
Le brouillard rouge s’est brusquement dissipé. J’avais le crâne solide. Il est vrai que la clé à molette était trop longue, elle avait raclé le toit de l’auto et ce frottement avait amorti le coup.
J’ai levé le pétard et j’ai tiré.
La balle est partie dans le pare-brise qui, d’un seul coup, est devenu opaque, car il était évidemment en sécurit.
Bouboule a juré…
Les freins ont hurlé désespérément, la voiture a tangué et tout d’un coup il y a eu comme une explosion radieuse.
J’ai eu l’impression de participer à un feu d’artifices… en tant qu’artifice.
Un choc, un bruit énorme.
Puis le silence. Nous venions de percuter un arbre. Depuis le temps que Bouboule en parlait ! Eh bien ! ça s’était fait bêtement sans que personne ait eu à le vouloir.
Mais il n’en parlerait plus jamais car il était immobile, le crâne fendu par un montant du pare-brise.
Quant à Herminia, elle luttait désespérément pour reprendre son souffle. Elle était coincée entre le tableau de bord — qui était venu à elle — et le dossier de la banquette. Toujours à genoux, le buste tourné de mon côté, elle haletait et geignait… Elle devait avoir les reins brisés.
Pour ma part, j’étais indemne. Les passagers de l’arrière sont en général privilégiés en cas d’accident.
J’ai respiré à fond : ça gazait. Ce qui me faisait le plus mal, c’était ce gnon qu’il m’avait filé à l’épaule…
— Tu te régales, Herminia ? j’ai demandé en riant.
Ses yeux étaient agrandis par l’épouvante de la mort. Un peu voilés aussi. Sa bouche pompait toujours, avide d’un oxygène qui ne trouvait plus le chemin de ses éponges.
— T’es ficelée, ma pauvre vieille… Tu vas crever… Voilà ce que c’est que de jouer les femmes fatales…
J’ai glissé le pétard dans ma poche. Puis je l’ai giflée. Ça c’était pour solde de tout compte. Ça manquait d’élégance, je sais, mais je n’ai pas pu me retenir. Je lui en voulais trop ! Et je lui en voulais plus que tout de mourir aussi bêtement… je me sentais frustré.
D’un coup d’épaule, j’ai ouvert la portière de droite qui résistait. Puis j’ai empoigné le colis qui gisait sur le plancher de la bagnole.
Herminia est morte comme je sortais. Elle s’est mise à pendre en avant comme une marionnette abandonnée…
Je les ai considérés un court instant tous les deux. C’était marrant de les voir canés, côte à côte, le dos tourné l’un à l’autre… Ils symbolisaient les belles familles.
Un jour, on se retrouverait en enfer ou au ciel, suivant la clémence de Dieu… Et on rigolerait de ces moments tragiques.
La route était miraculeusement déserte, mais je me doutais bien que ça n’allait pas durer…
Les premiers mecs qui déboucheraient ne manqueraient pas de s’arrêter devant les débris de l’auto. Si j’étais aperçu à proximité, on trouverait ça louche. Le plus urgent était de me planquer.
Je me suis mis à courir à travers champs. Je fonçais droit sur l’horizon, sans m’occuper des chemins… J’étais grisé par la victoire et le grand air.
J’ai entendu un bruit de moteur au loin. Je me suis arrêté et j’ai regardé en direction de la route. Un gros camion radinait.
Je me suis jeté à plat ventre sur le sol et j’ai attendu.
Je ne voulais pas risquer de me faire voir…
Mais le camion est passé sans s’arrêter. Il y avait donc de par le monde des mecs aussi fumiers que moi !
J’ai repris ma marche et, dix minutes plus tard, j’étais hors de vue, suivant les méandres d’une rivière hantée par les libellules.
Je me sentais un peu las… J’avais faim, n’ayant rien pris de la journée.
Couché dans l’herbe, la tête sur mon paquet de fric, je me suis mis à statuer sur mon sort.
A partir de maintenant, finie la rigolade. Je devais me planquer à nouveau un bout de temps après cette série d’exploits. Pour cela, il fallait éviter les grands centres, les ports, les routes nationales.
Mon sens de l’orientation me permettait de me repérer. En coupant à travers les terres, j’allais remonter en direction de Manosque.
C’était une petite ville rêvée pour y passer une huitaine en paix. J’y arriverais le lendemain. Cette nuit, je trouverais bien un village où ronfler après avoir bouffé une omelette au lard… Je salivais en y pensant… Une omelette de douze œufs ! Et avec plein de lardons gras de l’intérieur et grillés des bords…
C’est cette vacherie d’omelette qui m’a donné le courage de marcher. Je me suis dirigé vers elle comme un Arabe se dirige vers La Mecque.
En marchant, je disais :
— J’ai faim ! Oh ! ce que j’ai faim !
Et cette litanie stupide me donnait la force d’avancer dans les prés roussis fleurant bon la lavande.
— Marche, Kaput, tu vas bouffer… Une omelette ! Bien jaune, bien grasse… Coltine tes millions, gars… Quand tu auras tortoré, tu dormiras dans un patelin plein de chants de coqs… Demain y aura du soleil… Du beau soleil comme tu aimes… Dans quelques jours, tu seras à Paris. Tu feras changer tes dollars par petits lots, pour ne pas éveiller l’attention… Une partie seulement… L’autre, tu la planqueras… Tu te paieras une nouvelle identité… Oui… Et tu quitteras la France… Elle est bath, mais tu la fatigues… T’es incorrigible, Kaput… Faut toujours que tu te mettes à buter des gens… Alors faut toujours que tu te fasses oublier…
L’air sentait bon et devenait plus frais… Ça devait venir de la proximité de cette rivière… La campagne était vide…
Je ne pensais plus à Herminia ni à Bouboule, c’est-à-dire je ne pensais plus à eux en tant que vivants… Ils étaient finis… En ce moment des gens s’affairaient autour d’eux. On étendait Herminia dans l’herbe du talus roussie par le soleil et la pisse des chiens errants.
Je ne pensais plus à la carcasse de Rapin qui pourrissait dans un cimetière italien… Je ne pensais plus au petit gardien de la paix qui, pendant quelques secondes, s’était pris pour le commissaire Maigret ; je ne pensais plus à la postière…
Je marchais triomphalement dans la nature et elle était mœlleuse à fouler comme un paillasson.
* * *
J’ignore combien de bornes j’ai parcouru de la sorte, emmitouflé dans mes pensées.
Les kilomètres ne sont faits que pour les routes. Dans la cambrousse on va seulement d’une haie à un pissenlit, d’une touffe de thym à un merisier… On va de la rivière à l’horizon. Du soleil à l’épuisement bienheureux…
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