J’y suis allé de ma tirade au milieu de la place inondée de soleil, avec tout autour de nous une nuée de pigeons.
— Robert, je suis un garçon direct ; je ne voudrais pas vous choquer, mais…
Il a pâli, car il a cru que j’allais lui parler de l’orthodoxie de mes mœurs. Le pauvre chérubin se disait qu’il était marron et qu’il m’avait fait sa cour pour ballepeau.
Aussi mes paroles lui ont-elles produit l’effet d’un seau de crème fouettée sous le dargeot d’un mec souffrant d’hémorroïdes.
— Ecoutez, vous me plaisez beaucoup. Je sens qu’une grande affection se prépare pour nous deux…
Tu parles, Charles !
Il bichait, le gnace ! Emoustillé à bloc.
— Seulement je ne peux plus souffrir Venise, j’en ai tellement bavé là que cette ville m’est devenue odieuse… Rien ne vous attache ici ?
— Rien, a-t-il fait avec empressement. Au contraire, je pensais partir pour Florence…
— Alors, partons…
— Quand ?
— Tout de suite…
— Eh bien ! vous, mon chou, vous êtes le garçon des décisions promptes !
— Vous ne saurez jamais à quel point c’est vrai, ai-je murmuré sincèrement…
C’était pas un compliqué. Il aimait la vie et, par conséquent, l’imprévu.
— Bon… Le temps de passer à mon hôtel boucler mes valises et payer ma note… Rendez-vous sur l’embarcadère de San Marco dans une heure… Allez chercher vos bagages.
— Entendu.
Je lui ai filé un de ces coups de sabord qui ferait fondre une bombe glacée.
— Vous êtes un type bien, Robert…
Il m’a souri languissamment. Il ne doutait pas une seconde d’avoir fait ma conquête. J’étais son lion superbe et généreux…
Je l’ai regardé s’éloigner de sa démarche sautillante de gonzesse.
Il y a vraiment des mecs qui foncent vers leur destin tête baissée.
Une heure plus tard, ma petite valise posée à côté de moi, je regardais les eaux vert sale du grand canal sur lesquelles flottaient des bouchons de paille, des légumes pourris et des chats crevés. Fallait vraiment bouffer du nuage pour trouver de la poésie à cette baille répugnante. Un peu partout dans le monde, à la même heure, des cinoqués mouillaient en zieutant un chromo du paysage…
— Ohé ! a crié ma michetonne.
« Elle » se radinait sur un canot à moteur aux cuivres étincelants.
Un larbin de son hôtel pilotait l’embarcation.
J’ai pris place à bord.
— Nous allons à la gare ? ai-je demandé.
Il a sourcillé.
— Pourquoi à la gare ? J’ai ma voiture…
— Ah ! bon…
Dans un sens, ça m’arrangeait rudement…
Sa tire, c’était pas du tréteau de la Marne, je vous prie de le croire. Il s’était payé une Alfa Romeo, Rapin… Du bolide de classe qui tenait la route comme un rouleau compresseur. Seulement, avec cette mécanique on cognait le cent quatre-vingts en ligne droite sans même s’en apercevoir.
J’ai pris place à ses côtés. Il a mis la radio et, sur un fond de vent, un type s’est mis à baver du sirop. Ça créait une ambiance du tonnerre. Le soleil, la mer… J’avais l’impression de vadrouiller dans un film de la Paramount.
— Vous rentrez bientôt en France ? ai-je demandé.
Il conduisait bien, mais d’une manière un peu crispée. Au volant, il perdait de son affabilité. Deux plis en forme de V surmontaient ses sourcils et il se mordillait la lèvre inférieure.
— Rien ne me presse, a-t-il répondu au bout de quelques secondes… L’essentiel est que j’y sois avant le 15.
— Personne ne vous attend ?
— Non, personne… Je n’ai plus de famille et j’ai dit au revoir à mes amis parisiens…
C’était plus doux à entendre que la chanson du glandouillard qui grattait son jambon devant le micro de Milano.
La route était sillonnée de voitures de tout poil. Ça ne faisait pas ma balle.
Le mieux était de laisser flotter les. rubans et d’attendre mon heure, à condition toutefois qu’elle ne tarde pas trop à sonner, because l’autre endoffé allait me faire le grand jeu d’ici peu !
Nous avons traversé de petites agglomérations chauffées à blanc par le soleil de l’Adriatique. Des mômes guenilleurs cavalaient le long de la guindé dans les rues encombrées en tendant leurs mains sales…
— Le pays de la sébile ! ai-je murmuré.
Rapin a eu un petit sourire mesquin.
— Ici, tout le monde est prêt à faire n’importe quoi pour n’importe quoi. C’est un beau pays.
Le salaud ! Il m’énervait de plus en plus…
A midi on s’est arrêté pour bouffer dans un petit établissement pour pigeons. Il a commencé sérieusement à me faire la cour. L’ambiance lui chavirait la terrine, à ce chéri… Je me suis contenu de mon mieux, répondant à ses pressions de main par des sourires noyés qui l’humectaient.
Mais ma décision a été vite prise…
En sortant du restau, je lui ai dit :
— Robert, ce qui serait aux pommes maintenant, ce serait d’aller faire un brin de sieste dans une calanque tranquille, non ?
L’émotion lui a coloré la frime. Il a viré au rose bonbon.
— Vous avez des idées merveilleuses…
Au pifomètre, je l’ai guidé sur le rivage par des chemins nus, réduits en fine poudre blanche par l’immense roue du soleil. La bagnole tanguait dans les ornières.
Le site était sauvage, pelé, désert… Il n’y avait que la mer en face de nous, verte et intense comme de l’eau en ébullition.
— Nous sommes terriblement seuls, a roucoulé Robert…
— Complètement seuls, Robert…
— N’est-ce pas merveilleux ?
— Et comment !
On a abandonné la guindé parce que le chemin se transformait en un sentier impossible piquant droit sur une plage de fins galets.
— Je prends mon maillot de bain ? a-t-il demandé.
— Pas la peine…
Non, franchement, ça ne valait pas le coup.
L’air brûlait. Aussi loin que portaient les yeux, on ne voyait que cette plage décolorée, mordue par l’eau verte. Personne ; la solitude était totale.
J’ai respiré à pleins poumons, mais sans tirer de cette profonde aspiration la tonifiante impression que j’espérais.
J’ai ramassé une grosse pierre ronde de forme bizarre, étranglée en son milieu comme le sont certaines pommes de terre.
Rapin était devant moi, les tifs au vent… Il semblait heureux.
Moi je n’avais pas de haine, j’étais calme comme un bon ouvrier qui accomplit un boulot pour lequel il est né.
J’ai rejeté le bras en arrière, je me suis cambré comme un lanceur de disque et de toutes mes forces je lui ai appliqué le caillou sur la nuque.
La syncope a été instantanée. Il s’est écroulé en avant, d’un bloc.
J’ai lâché la pierre et tâté la blessure d’un doigt peureux.
C’était tout mou à la base de son crâne. Il était « out » pour toujours…
La sueur ruisselait sur mon visage. Ça ne venait pas de l’émotion — j’étais d’un calme olympien — mais de cette chaleur torride. Il n’y avait pas un oiseau au ciel, pas une voile sur la mer. J’avais la curieuse sensation d’être le dernier homme vivant sur cette planète à la con. Ça me faisait tout drôle et, dans le fond, c’était presque exaltant.
J’ai regardé autour de moi. Un peu en arrière, à environ trente mètres se dressait un monticule de rochers roses. J’ai chopé Rapin par un bras et je l’ai traîné jusque-là. Puis je me suis attaqué à un sale turbin : le déloquer. Il n’avait par lerche de fringues sur lui : un sweater blanc, un pantalon et un slip.
J’ai posé sa tête sur une large pierre plate puis, bandant mes muscles, j’ai saisi un rocher de faible dimension. Je l’ai soulevé de cinquante centimètres et l’ai laissé choir sur la bobine du gars. Ça a giclé… J’ai repris le rocher pour voir. Il fallait que je voie, non par sadisme, mais parce que mon plan exigeait que je le défigure… De ce côté-là je pouvais être peinard : sa gueule avait éclaté comme une noisette. Il y avait une espèce d’infâme bouillie rouge au milieu de laquelle se dressaient des touffes de cheveux blonds.
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