— Il n’y a plus de place dans mon crâne, sourit le policier, c’est complet, archi-complet, ça n’est pas comme dans celui de certains types de ma connaissance…
Ox poussa un barrissement épouvantable.
— Qu’avez-vous l’air d’insinuer, hein ?
— Moi ? J’insinue quelque chose ? fit Clay.
Le moment était venu de faire ses offrandes.
— Tenez, dit-il, je vous ai trop fait renauder hier, lieutenant, je suis grande gueule mais bon zig ; vous le savez et vous savez aussi qu’il n’y a pas, dans toute l’équipe, un type plus à la hauteur que moi pour vous seconder…
— Sans blague ! gouailla le gros Ox.
— Ben voyons ! poursuivit Clay. Aussi, lieutenant, vous me ferez plaisir en acceptant ces barreaux de chaise pour vous boucher le bec avec…
Ox regarda l’étui de cigares et parut ému. La bouteille de scotch acheva sa conquête.
— Salopard, fit-il, vous m’aurez toujours…
— Toujours ! dit Clay en sortant du bureau.
Il savait que c’était vrai, c’était là sa force. Il avait toujours raison, parce qu’il savait s’imposer et parce qu’il avait de la chance.
Il sortit de chez Ox.
Ox le rappela.
— Il me faudrait l’assassin du vieux, dit-il. Figurez-vous que ce grigou-là était l’oncle du beau-frère du gouverneur… On me demande la carcasse de son assassin… Je ne sais pas si vous avez assez de place dans votre cerveau pour comprendre ça, mais ça ferait bien dans le tableau, si vous parveniez à mettre la main dessus rapidement… Y compris sur le tableau d’avancement !
— Bien, chef, fit Clay.
Il sortit, soucieux. Il avait tellement l’intention de laisser en paix l’assassin du vieil antiquaire qu’il s’apprêtait à classer le dossier en un temps record. Et voilà qu’au contraire, les huiles s’intéressaient à l’affaire. Il n’y avait pas moyen de passer l’enquête dans le vide-ordures… Non, pas moyen !
Or Clay ne voulait surtout pas qu’on interroge l’assassin.
Le mot « vide-ordures » lui donna une idée… Une idée faramineuse ! Bon Dieu, c’était épatant d’avoir une matière grise en plein rendement ! S'il n'était pas une crêpe, il allait pouvoir faire coup double !
Coup double !
* * *
Il sauta dans un taxi et retourna chez lui.
À peine parvenu, il se précipita vers le vide-ordures. Il avait balancé par là le portefeuille du vieux receleur, mais, il s’en souvenait, il n’avait pas actionné la pédale d’ouverture, si bien que la pochette de cuir râpé se trouvait coincée dans les mâchoires de l’appareil d’écoulement.
Il put donc la récupérer facilement.
Ceci fait, il alla à son rouleau de billets caché dans la vasque, préleva vingt-cinq coupures de cent dollars qu’il glissa dans le portefeuille, et enfouit celui-ci dans sa poche intérieure qu’il reboutonna soigneusement. Puis il quitta son appartement.
Le ciel était d’une luminosité extraordinaire. Il commençait à faire chaud. Ce qu’il ferait bon sur la côte de Floride, cet été !
Peut-être Gloria Masure le rejoindrait-elle ?
Il n’avait encore jamais possédé une fille de cette classe et sachant aussi bien s’envoyer en l’air.
Ça comptait, ça ! L'amour est une des principales raisons de vivre, pour ne pas dire la seule !
De plus, ça n’était pas désagréable de trimballer une riche héritière à son bras. La petite séance de l’après-midi avait eu l’air de plaire à Gloria. Il faut dire que John Clay était un chaud lapin, et les filles aiment bien les chauds lapins…
Ça serait crevant si lui, le petit flicard, le policier modeste, épousait une fille à papa !
Pourquoi pas, après tout ?
Il descendit, regrimpa dans le taxi qui l’avait amené et à qui il avait ordonné d’attendre.
— Dix-neuvième rue, fit-il.
Clay passa chez le signor Cendrini.
Il trouva un appartement exigu dans lequel flottait une écœurante odeur de graillon.
Des fiasques de Chianti étaient accrochées aux murs. L'appartement comprenait deux pièces mal entretenues. Dans l’une, une femme au visage blafard, aux yeux mangés par la fièvre, était étendue sur un lit de hardes.
À son coup de sonnette, une vieille houri édentée, aux cheveux gris non peignés, vint lui ouvrir. Elle lui lança une grande tirade en mexicain ; Clay ne se donna pas la peine de comprendre.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la femme couchée.
— Cendrini n’est pas là ? interrogea le policier.
— Non, dit la malade avec aigreur. Depuis ce matin, il n’a pas reparu, je ne sais pas ce qu’il mijote, mais il avait l’air tout bizarre.
Clay poussa un petit soupir de soulagement. Cela voulait dire que l’Italien n’avait soufflé mot de ce qu’il savait. Il devait avoir combiné tout seul sa petite affaire. Tant mieux, Clay ne risquerait pas d’avoir des ennuis du côté de la famille lorsque…
— Que lui voulez-vous ? demanda la femme alitée.
— Je suis l’inspecteur Clay, dit-il, c’est moi qui suis chargé de l’enquête sur le meurtre de Malisson.
— Et naturellement cet idiot de Cendrini a fourré son nez là-dedans ? dit-elle avec âpreté.
Elle détestait son mari… De mieux en mieux. Voilà qui facilitait grandement les projets du policier.
— Je crois bien que oui, murmura-t-il.
Il ajouta :
— Vous avez entendu le cri, cette nuit ?
— Non, dit-elle. Moi, la nuit, je prends un somnifère. C'est Cendrini qui m’a réveillée en me disant qu’il venait d’entendre crier et qu’un homme sortait en courant de chez le père Malisson…
— Et il est sorti ?
— Oui…
— Il était habillé ?
— Sa chemise, son pantalon…
Clay médita un instant.
— Un pantalon de velours, n’est-ce pas ?
Il revoyait parfaitement la mise de l’Italien, la nuit dernière. Il se souvenait aussi que, tout à l’heure, le Rital arborait une autre tenue…
— Où est-il, ce pantalon ? demanda Clay.
— Dans la penderie, là, à gauche, pourquoi ?
Il ne répondit pas.
— Seigneur ! s’exclama la femme. Vous ne voulez pas dire qu’Henriquez…
Sans prononcer un mot, Clay alla à la penderie. Il jeta un regard par-dessus son épaule. La vieille Mexicaine était restée dans la première pièce. D’autre part, en ouvrant la porte du placard, il coupait l’angle de vision de la malade.
Le pantalon était là, accroché à un clou. Clay saisit un bouton et tira un coup sec dessus. Il glissa le bouton dans sa poche.
— Votre mari rentrera quand ? questionna-t-il.
— Très bientôt, promit-elle.
Elle paraissait inquiète. Clay se dit que cette inquiétude aussi était bonne pour lui.
— Dès qu’il arrivera, dit-il, annoncez-lui que l’inspecteur Clay l’attend à son bureau du commissariat. Qu’il se dépêche, c’est important.
— Bien, monsieur l’inspecteur, balbutia la femme.
Clay considéra son visage exsangue.
« Bon Dieu, ce que la vie est moche, songea-t-il. Cendrini doit être le genre de gars qui n’a vraiment pas de chance… »
Il soupira, porta deux doigts au rebord de son chapeau et quitta cet antre de misère et de maladie.
* * *
Il poussa la porte du bureau des inspecteurs. Quelques-uns de ses collègues jouaient à la canasta. D’autres, à leur table respective, rédigeaient leur rapport à la machine.
— Salut, dit Clay.
— Tiens, dit quelqu’un, voilà le beau flic, le bourreau des cœurs.
— Ta gueule ! lança Clay.
Il poussa la porte donnant sur l’aquarium vitré du lieutenant. De fait, Ox ressemblait à une espèce de poisson exotique avec ses gros yeux globuleux et ses lèvres épaisses. Il potassait des paperasses en mâchonnant un mégot de cigare éteint. Il avait transformé l’extrémité du cigare en une boue brunâtre qui s’étalait comme un mastic sur sa bouche violette.
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