Ce détail prouva au policier qu’il ne bluffait pas. Clay se dit qu’il était cuit. L'autre avait mijoté son coup et venait le faire chanter.
Il essaya de le prendre de haut.
Rapprochant son siège de celui de Cendrini, il énonça d’une voix glacée :
— Toi, mon petit père, tu as l’air d’avoir envie de goûter de la taule. Ça te botterait, si je fichais le meurtre de Malisson sur le râble ?
L'autre avait dû mettre sa petite affaire au point, car il secoua la tête sans se frapper.
— Impossibilé, dit-il.
Clay serra les poings.
— Impossibilé , parodia-t-il. Vraiment, tu crois ça ?
— Si, inspector, jé oun alibi… Oun vrai, indiscoutablé !
S'il disait cela, on pouvait le croire, l’Italien avait dû envisager cette réaction de Clay.
Clay aborda un autre bout du sujet.
— Et tu t’imagines comme ça qu’on te croirait ? demanda-t-il. Entre ta parole et la mienne, personne n’hésiterait, et tout ce que tu récolterais, ce serait une inculpation pour diffamation et tentative de chantage, c’est-à-dire quelque chose qui irait bien chercher dans les cinq ans ! Et je te promets qu’à titre de prime, tu aurais droit à un fameux passage à tabac, mon joli !
— Signor, dit l’autre de sa voix égale, presque monotone, on me croirait.
— Sans blague !
— Oui…
— Et pourquoi te croirait-on ?
— Parce que cé matino, je venais vous voir, vous sortiez, jé vous ai souivite… Vous êtes allate à vostré banqué et vous avez déposate molti arzenté ! Et jé lé dirais au zouze, si jé devais.
C'était l’argument définitif. Clay vit que l’Italien le tenait. Il était à sa merci… Devant un tel problème, il y avait deux solutions : ou chanter et les lâcher, ou le prendre de haut et laisser agir Cendrini.
D’un côté comme de l’autre, ça risquait de le mener loin.
Il y eut un silence prolongé.
— Si vous voyez ma povré femma, murmura Cendrini. Ouné pitié, inspector, ouné véritablé pitié… Ah, si j’avais assez d’arzenté per la faire soignate.
Clay demanda :
— Il te faudrait combien… pour la faire soigner, ta garcerie de femelle ?
— Dix mille dollars, dit Cendrini.
Clay fit la grimace.
— Tu ferais mieux de t’en payer une autre, essaya-t-il de plaisanter.
Mais le cœur n’y était pas et il trouva sa boutade lugubre.
Il réfléchit.
Cela lui faisait mal au cœur de lâcher dix mille dollars à ce traîne-patin. Ce faisant, il ne conjurerait pas le mal. On ne calme jamais un maître-chanteur en lui lâchant du fric. On ne fait qu’exciter sa convoitise. Par ailleurs, s’il l’envoyait au bain, l’homme était tout à fait capable de porter le suif auprès de ses chefs, et alors il serait chocolat, lui, Clay, à cause de ce gros dépôt fait à sa banque et dont il resterait toujours la trace.
Il fit craquer ses phalanges. Un désir de violence lui mordait les nerfs. S'il ne s'était pas contenu, il aurait foudroyé l’Italien d’un coup de poing entre les deux yeux.
— C'est bon, dit-il, passe ce soir à Brooklyn. J’y serai en mission : l’entrepôt, à gauche du chantier naval… Viens vers les dix heures… J’aurai retiré l’argent de ma banque. Maintenant, il faut que je file au commissariat. Et tâche de tenir ta langue, si tu ne veux pas que je me mette en colère, car alors ça ferait du vilain.
L'Italien eut un sourire heureux.
— Dix heures ! Brooklyn ! J’y serai, inspector… Et né vous tourmentate pas per ma langué, elle esté immoubile quand on sait la faire ténir tranquille !
Il se leva, se coiffa de sa casquette à visière de carton. Ses cheveux noirs et frisés dépassaient du couvre-chef, formant une sorte d’auréole crépue.
Cendrini avait une silhouette rigolote. Un drôle de pistolet ! Il était court sur pattes et avait la poitrine bombée, ce qui lui donnait l’aspect d’un vague polichinelle.
Clay le regarda s’éloigner, l’air pensif.
Il souhaitait ardemment que l’homme vînt seul, ce soir-là, au rendez-vous ; que la nuit fût noire et le quai désert…
Ce serait plus commode pour le tuer.
Oui, l’idée du meurtre avait germé presque instantanément dans le cerveau de John Clay. Tandis qu’il regardait l’Italien assis en face de lui, il avait décidé que c’était la seule solution valable qui s’offrait. La troisième, mais la meilleure.
Ce ne serait pas la première fois que Clay tuerait un homme. Des hommes, il en avait abattu déjà pas mal, au cours de ses dix années de police. Son premier, il l’avait liquidé le premier mois de son service, alors qu’il n’était qu’un agent en uniforme préposé à la circulation. Il s’agissait d’un fou qui mitraillait les passants. Clay s’était jeté à plat ventre derrière un réverbère, et calmement, sans frémir, un peu comme on fait un carton dans une fête foraine, il avait collé une balle dans la tête du fou… Ç’avait été une très bonne note pour lui. À la promotion suivante, on l’avait foutu sergent.
Par la suite, il avait participé au siège d’un immeuble où se terrait un paquet de gangsters. Là encore, ses dons exceptionnels de tireur d’élite avaient fait merveille. Il avait sucré deux types à lui tout seul, à travers une fenêtre… Et ç’avait été sa promotion au grade d’inspecteur.
Il avait continué à distribuer la mort, toujours des bandits ; des types qui tiraient les premiers… Lui, impassible, s’effaçait derrière un arbre ou une borne lumineuse et crachait la mort avec une sûreté qui faisait l’admiration de ses copains et forçait le respect de ses chefs.
Là, c’était de la tuerie sur commande, de la tuerie qui lui valait galons, augmentation de solde, promotion, médailles…
Ce soir, ce serait une autre forme de tuerie. Ce serait un meurtre… Un sale meurtre… Le meurtre d’un sale type, voilà !
Il était calme. Il était triste. Comme cet argent volé pesait lourdement sur sa vie ! Il le contraignait déjà à commettre un assassinat !
Tuer, c’était la barrière à franchir… Cet argent avait été trop aisément acquis. Or l’argent ne s’acquiert jamais facilement. Il faut toujours en payer le prix… Les quarante mille dollars valaient la peau d’un salaud de Rital comme Cendrini… Sa détermination soulagea Clay. Il se sentit presque libéré.
Il se rhabilla en vitesse et partit pour le commissariat.
Il lui fallait bien l’après-midi pour mettre au point un alibi pour le soir.
* * *
Chose curieuse, pas un instant, au cours de cette journée, il ne se départit de cet état de grâce.
Mieux encore : une fois hors de son appartement, retrouvant le joyeux soleil d’avril, il devint gai, d’une gaîté sincère, expansive. Il se surprit même à fredonner.
Entrant dans un drugstore, il fit l’emplette d’un étui de cigares, des Baths, à bague de métal, ceux dont Ox raffolait… Il acheta aussi une bouteille de whisky.
Lesté de ces achats, il se présenta au bureau du gros lieutenant.
Ox avait revêtu une impossible chemise à carreaux jaunes et rouges qui lui donnait l’air insolite d’un clown démaquillé.
— Vous voilà ! tonna-t-il.
— Je ne suis pas en retard ? dit Clay.
L'autre poussa un soupir de regret.
— Non, c’est vrai, reconnut-il. Si vous aviez eu une seconde de retard, vous n’aviez plus qu’à prendre vos cliques et vos claques, mon garçon, et à filer à la pêche…
Clay sourit.
— Et ce fameux rapport, il est rédigé, oui ?
— Il l’est, dit Ox.
Clay eut une moue inquiète.
— Et… il est posté ?
— Il le sera la prochaine fois que vous aurez envie de jouer au con avec moi, Clay, mettez-vous bien ça dans le crâne une fois pour toutes !
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