Clay s’épongea le front.
— Ça lui a donné des ailes, au contraire… Alors, je… Bref, je lui ai mis une balle dans la carcasse… Je sais, c’était un peu rapide, à peine avais-je pressé la détente que je le regrettais, mais il était trop tard. Vous savez que, question de viser juste, je n’ai pas mon pareil…
Il y eut un silence.
Ox écrasa son mégot dans le cendrier. Il ne regardait pas Clay. Il fixait une tache sur son buvard.
— Tout ça est regrettable, dit-il enfin.
— Dans un sens, oui, dit Clay. Pourtant, ce qui soulage ma conscience, c’est que j’ai maintenant la preuve absolue que Cendrini était bien l’assassin.
— Comment ça ?
— Il avait sur lui deux mille cinq cents dollars dans un portefeuille qui devait appartenir à Malisson. Ça, ses contradictions, le bouton découvert sur les lieux du drame, ses dépenses inconsidérées, sa fugue… Je crois que ce serait mille fois suffisant pour convaincre le jury le plus difficile, non ?
— Sans doute, reconnut Ox. N’empêche que la presse va râler… Vous allez lire ça : « Les assassins assermentés » ! Je vois les titres comme ça sur quatre colonnes !
— Le gouverneur ne peut-il y faire mettre une sourdine ?
— Le gouverneur ne voudra pas se mouiller. En haut lieu, on va faire du ramdam, je vais me faire sonner les cloches et vous n’y couperez pas d’un blâme.
Clay s’en foutait éperdument. Quarante mille dollars et sa sécurité valaient bien un blâme !
Seulement, il ne pouvait extérioriser sa bonne humeur qui aurait paru suspecte.
— Ça va ! hurla-t-il. Si ces messieurs font la fine bouche, ils n’ont qu’à s’en charger eux-mêmes, des assassins ! Sans rire ! Un blâme ! Écoutez-moi bien, patron : jusqu’ici, j’ai toujours fait mon turbin du mieux que j’ai pu, et ça n’est pas vous qui pourrez dire le contraire, hein ? Bon, alors si j’écope d’un blâme, je vous préviens que je vous colle illico ma démission. Et j’irai les trouver, moi, les journaleux, et je leur ferai bouffer leur nom de Dieu d’article, vous m’entendez ! Un blâme ! Un blâme parce qu’on fait son travail ! Non mais, il ne faut pas prendre les gens pour des crêpes, à la fin !
— Calmez-vous, Clay ! tonna brutalement Ox.
Il abattit sa lourde poigne sur son bureau, ce qui fit trembler les objets qui s’y trouvaient.
— Calmez-vous, répéta-t-il, et écoutez-moi bien. Je ne vous donnerai pas raison, quoi que vous puissiez penser de vos faits d’armes ! Vous êtes payé pour appréhender les assassins, non pour les bousiller, Clay ! Il y a un type qui se charge de ça, qui est payé pour ça à la prison de Sing-Sing ! Vous comprenez ? Si les flics se mettent à foutre les suspects en l’air, la police n’a plus qu’à changer de raison sociale.
— Alors, il valait mieux le laisser se barrer, ce type ? demanda Clay.
— Parfaitement, dit Ox.
Il ouvrit son tiroir à whisky, sortit un flacon dont il dévissa le bouchon avant de se le coller sous le nez.
Il but une fantastique lampée de liquide brun, s’essuya les lèvres d’un revers de manche et remit la bouteille en place.
— Enfin, murmura-t-il, le mal est fait, il ne nous reste plus qu’à amortir le choc et à classer l’affaire… Bon, vous pouvez disposer, Clay, et une autre fois, tâchez d'avoir la seringue moins prompte !
* * *
Clay quitta le commissariat comme un écolier en vacances quitte le collège. Il avait envie de gambader, de hurler de joie.
Certes, il venait de tuer un homme, mais la vie était belle… pour lui ! Il ne regrettait rien. L'existence de Cendrini lui semblait maintenant aussi dépourvue d’importance que celle d’un rat.
Voilà, Cendrini était un vilain rat visqueux qu’il avait écrasé. On ne pleure pas un rat. La mort d’un rat n’est pas un crime.
Il rentra à son domicile pour boire à sa santé et recompter ses dollars.
Il s’éveilla tard. Il avait dormi d’un sommeil relativement calme, mais sa prise de conscience fut plutôt nauséeuse car il avait vidé à lui seul un flacon entier de rye avant de se glisser dans les draps.
Il avait bu pour fêter sa victoire car ce qu’il avait réussi là représentait une véritable victoire. Une victoire sur lui, d’abord, mais aussi sur les autres.
En zigzaguant, il gagna la salle de bain, se prépara un grand verre d’aspirine effervescente et prit une douche. Cela fait, il se sentit tout à fait mieux.
Il ne lui manquait, pour être d’attaque, qu’un bol de café noir et deux œufs sur une tranche de bacon.
Comme il achevait de se raser, la sonnerie du téléphone retentit.
— Hello ! lança une voix féminine.
Il reconnut immédiatement celle de Gloria.
— Hello, fit-il joyeusement.
— Comment va le flic de mon cœur ?
— Comme un flic qui se réveille, dit-il.
— J’attendais un coup de fil de vous cette nuit, reprocha-t-elle. Mais peut-être êtes-vous d’humeur instable et aimez-vous les fréquents changements de programme ?
— Comment pouvez-vous penser une chose aussi absurde ? se défendit Clay. Je ne vous ai pas appelée parce que j’ai eu du boulot… Un sale boulot, ajouta-t-il.
— Je sais, dit la jeune fille.
Il sursauta :
— Comment savez-vous ?
— Je suis une femme organisée, figurez-vous. On m’apporte mon courrier et les journaux en même temps que mon petit déjeuner.
— Les canards parlent de moi ?
Il était à cran.
— Sur trois colonnes et en première page, dit-elle. Il paraît que vous avez abattu un homme, cette nuit. Un criminel ?
— Oui. Qu’en disent-ils, les types de la presse ?
— Que vous avez la main leste. Mais ils ajoutent que c’est pain béni et qu’au fond, cela fait faire des économies à l’État, une balle étant moins coûteuse qu’un procès… Dans l’ensemble, rien de bien méchant pour vous… Pourquoi, vous craigniez de vous faire sonner les cloches ?
— Un peu, avoua Clay, épanoui.
— Il faudra me raconter ce drame, ça me donnera le grand frisson. Vous n’avez pas envie, John chéri, d’avoir dans vos bras une femme agitée par le grand frisson ?
— Je ne rêve que de ça depuis que j’ai quitté le collège, fit le policier.
— Alors, mettez un pantalon, de préférence, et une chemise si vous avez du temps à gaspiller, et rappliquez dare-dare…
— Où ça ?
— Chez moi, parbleu !
— Chez vous ? murmura-t-il, abasourdi.
— Ça vous contrarie ? Vous craignez qu’il n’y ait pas de whisky ?
— Ne prononcez pas ce mot-là, mon ange, ça me donne des migraines… Mon objectif, pour l’instant, c’est une paire d’œufs frits…
— Je peux vous trouver ça chez nous.
— Alors, c'est O.K.
Il s’habilla rapidement et descendit jusqu’à la station de taxis la plus proche.
* * *
Gloria était vêtue d’une robe de chambre de satin crème. Un foulard rouge tenait ses cheveux. Des mules de satin rouge, assorties au foulard, chaussaient ses pieds menus. Elle n’avait pas de maquillage, mais Clay trouva qu’elle était encore plus belle ainsi. Plus éclatante, plus saine…
Un domestique l’introduisit dans les appartements de Gloria. Les Masure habitaient un hôtel particulier près du Park. Il y avait tout autour un jardin à la française et des grilles de fer forgé entouraient ce jardin.
L’intérieur était encore plus opulent, plus cossu que l’extérieur. La chambre de Gloria était une merveille, un vrai musée. Les meubles étaient en citronnier. Partout ce n’étaient que lourdes tentures de soie claire, glaces de Venise, tableaux de maîtres, fleurs rares.
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