Frédéric Dard - Les scélérats

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Entre son travail à l'usine et sa banlieue morne, Louise n'en peut plus de l'ennui abyssal de sa vie. La jeune fille s'égare un jour dans le centre-ville, et la voilà qui tombe en pâmoison devant la maison des Rooland ! Qu'est-ce qui la séduit le plus ? Le charme discret de cette demeure bourgeoise ? Sa fascination pour les deux Américains qui y résident ? L'alcoolisme mondain de Madame ? Le physique irrésistible de Monsieur ? Comme elle réussit à se faire embaucher comme bonne, on peut parier qu'elle le saura bien vite…
Guidée par une intelligence animale et une libido devastatrice, Louise a-t-elle vraiment le choix ? Elle déploie son emprise sur le couple, inexorablement… Pour le meilleur et pour le pire.

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Ils ont grignoté. Après ils sont retournés sous la tente bleue pour déguster le crépuscule avec ses étoiles pâlottes, sa brise et ses insectes ivres. Jess donnait à sa conquête des petits baisers dans le cou qui la faisaient glousser d’aise.

Leurs doigts se mêlaient. Je me demandais si elle allait passer la nuit ici. Ça m’en avait tout l’air. Mine de rien, je suis allée donner un coup de « nénette » à l’auto et j’ai distingué une petite valise de cuir sur le siège arrière. Pas d’erreur : mademoiselle « faisait un coucher », comme dit Arthur ! Je grelottais de colère, de haine ! Je voulais faire un éclat, du scandale, n’importe quoi pour me libérer ; pour me guérir de ce mal qui me fouaillait.

La carrosserie était chaude. J’ai mis mes deux mains à plat sur la malle et je les ai contemplés fielleusement à travers une double épaisseur de vitre. Le verre teinté, comme dans l’autre voiture, les rendait irréels. C’était romantique, ce couple sur cette balançoire, qui se faisait des mignardises d’oiseaux. Jamais mon cœur n’avait battu aussi lentement ni aussi fort.

Que pouvais-je contre ce bonheur nouveau que Jess se forgeait à petits baisers effarouchés ? Que pouvais-je ? Qui m’inspirerait un moyen d’arrêter cela ? Pas le Bon Dieu assurément. Peut-être Thelma ? S’il existe une autre vie, elle devait l’avoir mauvaise, Madame, non ? J’ai pensé à elle très fort, pour lui demander aide et assistance. Et croyez-moi ou ne me croyez pas, la réponse ne s’est pas fait attendre !

CHAPITRE XV

Ça n’était pas compliqué. Mais ne sont-ce pas les idées les plus élémentaires qui ont les plus grandes conséquences ?

Je suis montée dans ma chambre. L’électrophone de Thelma s’y trouvait — sous le lit — avec les disques que j’avais récupérés dans la cheminée. Quand on a passé sa jeunesse chez un Arthur, on ne jette rien. Avec mon hérédité, je ne pouvais pas me permettre des fantaisies américaines. Il me restait aussi le peignoir de bain de mon ancienne patronne et jusqu’à un paquet de cigarettes entamé (son dernier !). Je me suis déshabillée en un tournemain. J’ai enfilé le peignoir en dominant l’obscure répulsion qu’il m’inspirait, après quoi, j’ai ramassé le pick-up et les disques et je suis descendue au salon en faisant un détour par la cuisine pour y prendre une bouteille de Scotch.

C’était fantastique, j’avais brusquement l’impression d’être la véritable réincarnation de Thelma. En accomplissant ses gestes, en prenant ses attitudes, je la comprenais un peu. Je jouais à être Thelma. Je me sentais américaine, j’aimais l’alcool et je voulais m’étendre sur le canapé, écouter de la musique de chez moi et essayer d’oublier ce pays qui n’était pas le mien, cette banlieue grise et cette attente interminable d’un homme que j’avais déçu en n’assurant point sa descendance.

Oui, elle était avec moi, Thelma, ce soir-là. Mieux : elle était en moi…

J’ai branché l’électrophone et la voix envoûtante de Presley s’est élevée dans le silence :

Loving you
Just loving you…

Le chant caressant et triste avait l’allure d’un cantique. J’ai allumé une Camel. Ce tabac avait un goût sucré pas déplaisant. Je me suis versé un verre de whisky. Ç’a été plus difficile à avaler et j’ai failli perdre « le contact » avec Thelma, mais j’ai tenu bon et l’alcool a produit comme une explosion chaude dans tout mon être.

Loving you…

Entendait-il bien, Jess ? La musique n’allait donc pas le chercher ? Ou bien les bras savants de cette garce étaient-ils plus puissants que le souvenir ?

Le morceau s’est achevé. Il n’était pas là… J’ai bu une nouvelle rasade de Scotch et j’ai replacé le bras du pick-up à son point de départ.

Loving you !
Loving you,
Just loving you…

La porte s’est ouverte à la volée. Jess se tenait debout dans l’encadrement. En m’apercevant sur le canapé, drapée dans le peignoir à rayures, une cigarette au bec, il a fermé les yeux, exactement comme à l’aéroport lorsque l’avion s’était envolé avec le cercueil de Thelma. Son corps a eu le même fléchissement.

— Jess, ai-je soupiré.

J’ai ouvert les yeux. Une seconde, la pièce de se briser en lui. Un instant, j’ai cru qu’il allait se précipiter sur moi et me rouer de coups, mais il a refermé la porte. Presley a continué de chanter pour rien. Au bout d’un moment, j’ai entendu le doux ronron de l’auto. Ils partaient ! J’ai fini mon verre d’alcool et me suis laissé couler dans l’ivresse.

* * *

— Louise !

J’ai rouvert les yeux. Une seconde, la pièce a tourné autour du canapé, puis elle s’est fixée. Jess se tenait encore dans l’encadrement. Si je n’avais conservé le souvenir de l’auto en marche, j’aurais cru qu’il n’avait pas quitté la pose.

Le voyant rouge de l’électrophone que je n’avais pas éteint répandait une lueur opaline dans la pièce maintenant obscure.

Le moteur de l’appareil produisait un zonzon sifflant.

— Louise !

Il s’est avancé. Son visage avait une dureté que j’ignorais.

— Louise !

— Oui, Monsieur !

— Pourquoi avez-vous fait cette ignoble chose ?

J’avais de la peine à parler, car ma langue collait à mon palais.

— Elle est repartie ?

— Je l’ai ramenée chez elle, oui. Alors ?

— Vous lui avez dit quoi ?

— Là n’est pas la question, répondez ! Pourquoi ce théâtral mise en scène ?

— Je ne voulais pas qu’elle reste !

— Vraiment !

J’ai relevé une jambe, le pan du peignoir a glissé, me dénudant en partie. C’était la première fois de ma vie que j’avais physiquement envie d’un homme.

— Jess !

Je lui ai tendu les bras.

— Jess ! ai-je à nouveau gémi.

— Relevez-vous. Montez dans votre chambre…

Sa voix avait un accent qui ne pouvait tromper une fille, même une fille vierge. J’ai eu un élan pour saisir sa veste. J’ai attrapé le vêtement de toile et l’ai attiré à moi dans un geste farouche de femelle !

— Jess ! Oh ! Jess…

Il est tombé à genoux près du canapé et sa bouche a enfin écrasé la mienne.

Ce qui a suivi, même si ma vie en dépendait, je ne pourrais pas vous le raconter. Allez donc expliquer l’extase avec des mots, vous autres !

CHAPITRE XVI

Nous avons dormi chacun dans notre chambre. Pourtant, après, nous étions montés ensemble à l’étage et Jess me tenait par la taille.

Arrivés sur le palier, il m’a embrassé comme un fou en me pressant contre lui. Chancelante, j’ai ouvert la porte de ma chambre, c’est-à-dire de la « leur ». Je pensais qu’il allait me suivre, mais lorsque je me suis retournée il avait gagné la sienne. Alors j’ai refermé doucement la porte et je me suis glissée entre les draps blancs en frissonnant de plaisir.

Mon corps était brûlant, meurtri, heureux. M’endormir, dans un état pareil, c’était prolonger la durée du plaisir que Jess m’avait donné.

Lorsqu’on secoue la grille d’une chaudière de chauffage central, le bruit se répercute dans toute la maison à cause de la tuyauterie. C’est ce bruit caractéristique qui m’a éveillée le lendemain matin. J’ai été aussitôt alarmée parce que d’ordinaire c’était toujours moi qui me levais la première et surtout parce que depuis deux mois on n’allumait plus le chauffage.

Pourquoi Monsieur s’activait-il de si bonne heure à la cave ? Dans ma hâte d’aller me rendre compte sur place, je voulais mettre le peignoir de bain, mais il ne se trouvait plus dans ma chambre. Ce nouveau mystère a renforcé mon inquiétude. J’ai passé ma robe à même la peau, chaussé mes vieilles mules rouges et j’ai dévalé l’escalier. Une abominable odeur de brûlé montait du sous-sol. En débouchant dans la cave à charbon, j’ai trouvé Jess Rooland en pyjama bleu qui défonçait l’électrophone à coups de talons rageurs.

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