Le plus émouvant, ç’a été le décollage de l’avion. Quand ses hélices se sont mises à ronfler et qu’il s’est ébranlé pour gagner la piste d’envol, il y a eu comme un raidissement dans l’assistance. Le général s’est mis au garde-à-vous. Jess était seulement un peu pâle mais pas plus que s’il avait accompagné Thelma vivante à l’aéroport. Simplement, quand l’avion a été en l’air, il l’a suivi du regard puis il a fermé une seconde les yeux et j’ai cru qu’il allait tomber parce que son corps a eu un fléchissement. Ensuite ces messieurs ont commencé de parler et Jess m’a paru tout à fait à son aise, détendu, soulagé aussi.
Les beaux jours sont revenus. On a eu un été exceptionnel, trop sec même, d’après les cultivateurs de par là. Quand ils passaient dans les labours avec leurs tracteurs, de gros nuages de poussière tourniquaient derrière eux. Je ne dois pas être une fille ordinaire, décidément. N’importe quelle demoiselle de mon âge aurait fui l’existence creuse que je menais. Toujours seule dans cette grande maison, avec le reflet d’une morte, à attendre un homme qui ne me regardait pas, ça pouvait sembler désespérant à la longue, eh bien ! moi, au contraire, ça m’envoûtait. Je me repaissais de cette solitude, du silence qui m’entourait. Malgré l’indifférence de Rooland, j’avais le sentiment qu’il m’appartenait, que c’était mon bien exclusif et que tôt ou tard il s’en rendrait compte. Tout serait possible alors. J’attendais et j’avais une confiance absolue en l’avenir.
Le soleil, la chaleur, évoquaient mes débuts ici. Je me revoyais rôder devant la maison et j’essayais de retrouver mes impressions de l’an dernier. Un après-midi, je suis sortie pour avoir une vue d’ensemble de la propriété. Appuyée à la barrière, j’ai longuement médité, cherchant ce qui manquait à ce tableau de « l’île » pour qu’il fût comme avant, car il lui manquait quelque chose. J’ai trouvé : il s’agissait du divan du jardin que nous avions rentré dans la remise pour la mauvaise saison et que nous n’avions plus ressorti.
J’ai couru au hangar. La balançoire dormait sous la poussière. Sa tente bleue paraissait décolorée, mais quand j’ai eu secoué tout ça et promené l’aspirateur sur les galettes en grosse toile, elle est redevenue aussi pimpante que l’été dernier, à part quelques petites attaques de rouille à l’endroit des vis. En me servant d’une brouette, je suis arrivée à traîner le divan à la place qu’il occupait l’année précédente sur le côté de la maison. Franchement il ne lui manquait que ça, à la demeure, pour retrouver son aspect heureux. Je me suis installée sur le large siège, en m’agrippant aux montants.
Je me souvenais des dimanches avec Thelma et Jess. Je revoyais la sandale blanche de Monsieur prenant appui pour imprimer de l’élan à la balançoire.
Et j’avais dans le nez le parfum de sa femme. Je ne sais pas où elle l’achetait, il venait des États-Unis sans doute, car à Paris on ne vend pas des odeurs comme ça. Il sentait la cannelle et le jasmin, le poivre aussi. J’ai lu quelque part que les parfumeurs en mettent dans leurs extraits pour les exalter.
Ce jour-là, sur la balançoire, je ne respirais que l’odeur obsédante des lis. Pour moi, ça m’a toujours semblé être une odeur d’église, les lis. Je trouve que c’est une fleur pour autel. Peut-être cette impression me vient-elle d’une statue de l’église d’ici représentant saint Joseph tenant — je ne sais pourquoi — une tige de lis à la main, avec un air si embarrassé qu’au temps du catéchisme je riais de sa pauvre mine empruntée.
Je me suis prélassée un bout de temps sur le divan. Je retrouvais « l’île » intacte, plus mystérieuse, plus envoûtante sans Thelma. J’avais tout mon temps ; j’étais comme qui dirait en vacances : Monsieur rentrait si tard et mon ménage était fini.
Soudain un bruit familier m’a tiré de ma molle somnolence. Je me suis dressée et j’ai vu l’auto de Jess stoppée devant la barrière. Il ouvrait celle-ci et, joyeux, me criait : « Hello, Louise ! »
Mon sang n’a fait qu’un tour. Depuis des mois il n’était pas rentré d’aussi bonne heure. Cette arrivée inopinée n’était-elle pas l’indice d’une nouvelle orientation de ses habitudes ? D’un seul coup je m’estimai gagnante. À partir de maintenant il allait reprendre goût à la maison, s’y réacclimater et nous revivrions, lui et moi, les belles soirées dont je rêvais. Seuls !
— Quelle bonne surprise, Monsieur !
— Vous allez nous faire un bon petit dîner, Louise. O.K. ?
— O.K., Monsieur.
Ma joie était si vive, si brûlante que j’en souffrais comme d’un mal aigu, qu’on sait bénin, mais qui vous met des lancées dans tout le corps.
Il avait dit « un bon petit dîner ». NOUS FAIRE un bon petit dîner… Oh ! Jess, mon cher Jess…
Il entrait la voiture maintenant. Moi je me trouvais dans l’allée et j’ai fait une cabriole sur le gazon pour lui laisser le passage. C’est à cet instant que je l’ai vue. Elle était assise à côté de lui, avec un bras sur l’accoudoir. Elle se trouvait derrière le galbe du pare-brise, à cet endroit où de l’extérieur il fait miroir, empêchant de distinguer entièrement l’intérieur de l’auto. Elle était très belle. Bien plus belle que moi, naturellement, bien plus belle que Thelma aussi ! Blonde ! Un blond quasiment blanc, des yeux bleus, intenses et méprisants…
Quand elle est descendue, je me suis dit qu’elle possédait la plus jolie silhouette que j’avais jamais vue. Les mannequins de haute couture n’étaient rien en comparaison de cette fille.
La stupeur m’avait anéantie. Je restais plantée dans le gazon comme un arbre. Jess souriait. Il était presque fier de lui et, ma parole, s’imaginait peut-être me faire une bonne surprise !
— Venez, Louise…
J’y suis allée, je serrais mes pouces à les écraser sous mes autres doigts crispés.
— Bonjour, Madame !
Jess a fait les présentations, en américain, car la fille ne parlait pas une broque de français. J’ai cru comprendre qu’elle s’appelait Jennifer. Quand il a eu prononcé mon nom, elle a grommelé « Hamm-hamm », vous savez, comme dans les films doublés lorsque les synchronisateurs n’ont pas trouvé de mots équivalents ?
Jess S’est immobilisé en découvrant le divan bleu, dehors. Il l’avait regardé en arrivant, mais sans le voir, comme une chose habituelle qu’on n’aperçoit plus tant elle fait partie du décor.
Ça l’a contrarié. Il a dû se rappeler les anciennes soirées avec Thelma. Pour comble, c’est vers le divan que la fille s’est dirigée de sa merveilleuse démarche de panthère prudente.
Où est-ce qu’il avait pêché cette pin-up, Jess ? Au Shape ? Moi je m’imaginais qu’on ne leur faisait venir que des voitures et des conserves d’Amérique !
« Nous faire un bon petit dîner ! »
Dans ces cas-là, je comprends que les bonnes crachent dans le potage !
* * *
Je leur ai pourtant cuisiné quelque chose de bien : une quiche lorraine et des « oiseaux sans tête » avec pour dessert une mousse au chocolat. Depuis ma cuisine je ne perdais rien de leurs faits et gestes. Je peux vous garantir qu’ils étaient grotesques. La fille jouait les vamps. Elle prenait des poses, des mines. Elle se serait crue déshonorée si elle s’était assise sans montrer ses jarretelles et si elle avait fumé une cigarette sans en avoir allumé une à son compagnon en même temps.
Ciné, quoi ! Ciné et compagnie ! Des regards langoureux ! Des « Hamm-hamm » et une petite touche de salive luisante au milieu des lèvres pour les rendre plus sensuelles. Ce veuf avec sa belle situation, sa Mercury neuve et sa peau dorée, ça devait la mettre en appétit, Jennifer ! C’était une affaire solide à ne pas rater !
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