Nous attendions, respectueuses de cette fausse prostration. Enfin M. Rooland a exhalé un long soupir. Le soupir d’un mathématicien qui vient brusquement de trouver la solution d’une difficile équation.
— Quand pourrai-je sortir d’ici ? a-t-il demandé à la sœur.
— Dans deux ou trois jours, peut-être avant, il faut attendre la décision de M. le médecin chef qui vous verra demain matin.
Il a esquissé un geste d’approbation.
— Louise !
— Oui, monsieur ?
— Vous allez retourner chez vos parents, je suppose ?
— Non, Monsieur, avec votre permission je rentre à la maison.
— Toute seule ?
J’ai frissonné. « L’île » avait changé d’aspect maintenant. Je me suis rappelé le volet qui cognait contre la façade, le hululement du vent dans la cheminée… Et surtout les bouteilles de Scotch de Thelma, son verre, son peignoir en tissu éponge…
— Toute seule, oui, Monsieur.
— Et vous ferez quoi ?
— Je mettrai de l’ordre en vous attendant.
Il a hoché la tête, l’air soulagé.
— Très bien.
Ç’a été tout. Je me demandais si je devais lui serrer la main, mais il n’a fait aucun geste et je suis partie après m’être retournée sur le seuil de la chambre. Jess fixait à nouveau le plafond. Machinalement je l’ai imité. C’était un plafond très banal, blanc avec un globe de verre.
Jess Rooland avait-il jamais songé qu’un jour le film de son existence passerait sur ce médiocre écran ?
Il paraît qu’Arthur a appris ça par les voisins en partant au travail. Il a rebroussé chemin afin de mettre maman au courant si bien qu’il n’était pas huit heures lorsqu’elle a rappliqué chez les Rooland. En grande tenue, s’il vous plaît. Elle s’était même mis du rouge à lèvres, ce qui réparait un peu sa malfaçon. Je dormais car il était près de cinq heures lorsque je m’étais couchée. À peine allongée, les draps remontés par-dessus ma tête, j’avais coulé à pic dans l’inconscience.
— Louiiise !
Il n’existait pas deux personnel au monde susceptibles de prononcer mon nom de cette manière. On eût dit un cri de paon. Je me suis assise dans mon lit. J’étais étourdie de fatigue, et ma première pensée ç’a été « Thelma est morte ». Mais je n’ai pas ressenti de regrets. J’y pensais déjà au passé. D’un geste brusque, j’ai repoussé les volets. Cet orage de la nuit avait purgé le ciel. Il ne faisait pas soleil parce qu’il était trop tôt pour ça et que par chez nous, le soleil fait la grasse matinée même à la belle époque. Maman se tenait en bas, devant la porte.
— Je descends !
La perspective plongeante lui allait mal. On aurait dit une naine difforme et son visage tendu vers moi m’a paru laid et ingrat. Derrière elle, dans le sable roux de l’allée, on voyait, en creux, les traces laissées par la Dodge verte. L’auto aussi était morte. Cette belle auto si séduisante !
Tout mourrait donc ? Pourtant maman avait l’air bien vivante, et même un peu cupide. Je n’avais jamais remarqué ça auparavant. Pour moi c’était maman, quoi ! Un personnage « comme ça » tout fini, complet, qu’il était inutile de juger.
Je suis descendue ouvrir. Au passage, j’ai coulé un regard craintif par la porte ouverte du salon, m’attendant à voir rôder le souvenir de Thelma. La pièce était nouvelle. Elle avait déjà oublié l’Américaine. C’était redevenu un salon bourgeois.
— Bonjour, maman !
Elle est entrée en vitesse, les yeux rapides, jaugeant tout avec un curieux frémissement dans tout son individu.
— J’ai appris, c’est horrible ! Alors ta patronne est morte ?
— Oui.
— Ça s’est passé comment ?
Au fait je l’ignorais, personne ne m’ayant raconté les péripéties de l’accident. Naturellement, j’avais vu la locomotive, l’auto démantelée sur le remblai. Mais des détails, de la précision, je n’en possédais pas. Pour comble d’ironie, maman qui me questionnait deux secondes avant me les a fournis. En venant ici, elle avait rencontré des gens informés. Elle ne m’avait donc questionné que pour obtenir une surenchère sur ses tuyaux.
— Il paraît que le passage à niveau était ouvert. La Magnin jure que non, mais les faits sont là.
La Magnin, c’était la grosse garde-barrière adipeuse. Elle était du même pays que maman, de l’autre côté de la Seine. Elle s’était mise avec un marlou retraité, jadis, pour tenir une boîte à friture dans une île des environs. Des mauvaises langues assuraient même qu’à l’époque elle avait des bontés pour les clients généreux. Son homme était mort en braconnant le brochet une nuit d’hiver et comme l’affaire était à son nom seul, la Magnin s’était retrouvée sans un sou. Elle avait alors séduit un employé de la S.N.C.F., s’était mise à grossir exagérément et avait fini comme garde-barrière à Léopoldville.
— Ç’a été épouvantable, ai-je soupiré.
— Je savais, a dit maman en s’avançant jusqu’à la porte du salon pour examiner la pièce.
— Tu savais quoi ?
— Que ça finirait mal. Quelque chose me disait que tu ne devais pas te placer dans cette maison ! Te voilà sans travail maintenant.
À un tel moment, son matérialisme et son ton sentencieux étaient intolérables.
— Je te défends de parler comme ça, c’est honteux !
— Quoi !
— Parfaitement ! Et d’abord je ne suis pas sans emploi. M. Rooland n’est pas mort.
— Tu ne te figures pas que je vais laisser ma fille chez un homme seul !
— Pourquoi ?
— Comment, pourquoi ? Un homme seul, c’est un homme seul, non ?
Devant cette vérité fondamentale, j’ai haussé les épaules.
— Tu le prends pour qui ? C’est un homme correct. Tu t’imagines qu’il va sauter sur sa bonniche parce que sa femme est morte ?
— C’est une question de principe !
À cette minute-là, maman n’avait guère la tête à en avoir, des principes. Maintenant elle rôdait dans la cuisine.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc-là ?
— Un mixer.
— Ça sert à quoi ?
— À faire des jus de fruits ou des légumes, des mayonnaises…
— Ce qu’ils vont chercher ! On l’enterre où, ta patronne, en France ou en Amérique ?
— Je l’ignore.
— Ton M. Rooland va peut-être rentrer dans son pays maintenant qu’il est veuf ?
Je n’avais pas envisagé cette hypothèse et j’ai reçu cette idée comme une paire de gifles.
— Tu crois ? ai-je balbutié, désemparée.
— Ben ! Après un coup pareil, la France, tu sais, ça va lui peser… Dis voir, Louise, si ta patronne avait de vieilles robes ou bien des choses, enfin n’importe quoi qu’il veuille se défaire, pense à moi.
Comme je ne répondais pas, elle a insisté :
— T’entends ?
— Oui, maman.
— T’as l’air toute bizarre…
— Il y a de quoi, non ?
Mais elle suivait son idée.
— Tu ne sais pas ce que je m’étais imaginée au début ?
— Au début de quoi ?
— De ton entrée à leur service.
— Dis voir.
— Qu’il y avait quelque chose entre toi et l’Américain. Tu paraissais en extase devant cet homme. Et puis cette façon de venir t’engager toi-même, toute seule, sans m’en avoir causé…
Elle m’a saisi le bras.
— C’est à cause que je ne tiens pas à ce que tu restes à son service s’il ne repart pas en Amérique. Je veux bien que tu attendes son retour de l’hôpital et que pour les obsèques tu « l’aides », mais après faudra rentrer à la maison, Louise.
— On verra, ai-je murmuré.
— C’est tout vu.
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