— Vous souffrez ?
J’étais penchée sur la blessée. Je m’interposais entre elle et le plafonnier pour que son regard restât dans l’ombre. Je n’avais plus le courage de supporter ses yeux trop perspicaces. Il me semblait qu’ils voyaient clair en moi, qu’ils apercevaient cette grande vérité que j’ignorais une heure plus tôt.
Elle avait dit « une promenade dans un bois en hiver »…
— Vous souffrez ?
Je ne trouvais rien d’autre à dire. D’ailleurs je ne le disais pas, je le criais. C’était plus fort que moi, j’avais besoin de lutter contre le maléfice de ce tête-à-tête.
— Vous souffrez ?
Elle n’avait plus la force d’ouvrir les yeux. Elle les a refermés lentement, un peu comme se ferment les fleurs qui s’endorment lorsque le soleil s’en va. Je suis restée un moment encore dans la même position, un nouveau virage m’a tiré en arrière. Alors j’ai abaissé le strapontin pour m’asseoir de profil. Je n’osais plus la regarder.
J’étais venue une fois à l’hôpital, lorsqu’Arthur avait eu sa fistule, et j’en avais gardé un souvenir pénible. Celui d’ici ressemble à une prison. Il y a des barreaux aux fenêtres, la façade est grise et les murs qui le cernent sont bien trop hauts pour un endroit de ce genre. Lorsqu’ils ont ouvert la porte de l’ambulance, je me suis littéralement jetée dehors, car cette course avait achevé de me briser les nerfs. L’orage se calmait. Quelques rafales de vent passaient encore, lourdes de pluie ; mais le ciel se dégageait déjà et de temps à autre la lune se montrait par une déchirure des nuages.
Des infirmiers ont fait coulisser la civière sur ses petits rails métalliques. Je me suis écartée pour leur laisser leur liberté de manœuvre et j’ai regardé disparaître le cortège dans le triste bâtiment. Je n’osais y entrer. Il me terrorisait. C’est le chauffeur de l’ambulance qui m’a prise en pitié.
— Hé ! Petite, restez pas là, entrez, vous grelottez !
Il disait vrai. De longs frissons me secouaient les épaules et mes dents s’entrechoquaient. J’ai gravi la rampe de ciment menant à la porte. Le hall de l’hôpital n’était éclairé que par deux ampoules bleutées. Les murs étaient ripolinés en vert pisseux. Une plante grasse s’étiolait dans un immense cache-pot offert sans doute par un malade reconnaissant. Des bancs de bois couraient d’une porte à l’autre. Je me suis assise et j’ai attendu, tâchant de mettre de l’ordre dans mes pensées ; mais de nouveau c’était le manège en moi ! Un manège échevelé, fou, détraqué avec — à la place des traditionnels chevaux de bois — tous les protagonistes de mon existence dans des poses ahurissantes :
Maman, avec son bec de lièvre violacé et la vieille pèlerine de grand-père ; Arthur devant sa télé, encourageant un catcheur ; Thelma, saoule sur son canapé ; Monsieur enfin, tenant un volant. Un volant sans voiture, si je puis dire. En toile de fond gravitaient d’autres personnages tels que le général américain et l’employé de gare au fanal… Des gens qui ne me concernaient pas mais qui pourtant prenaient une place dans ma mémoire.
Un temps assez long sans doute s’est écoulé. Il me semblait que l’hôpital était vide. Pourtant, à intervalles réguliers, une femme poussait un grand cri, mais dès qu’elle se taisait, une apathie totale s’abattait sur les locaux.
Une vieille religieuse a soudain débouché d’un couloir. Les ailes de son immense cornette battaient l’air comme celles de quelque gigantesque oiseau de mer tentant de prendre son vol. Elle portait des lunettes à monture de fer et tenait un petit tricot bleu serré sur la carapace amidonnée de sa robe. En m’apercevant, elle a semblé surprise.
— Vous attendez quelqu’un, mon enfant ?
Je n’attendais personne, j’attendais quelque chose : une réponse du destin.
— Je suis la domestique des gens qu’on vient d’amener, ma sœur.
Elle a hoché la tête.
— Vous vous trouviez dans l’auto ?
— Non, ma sœur…
Un silence. Une fois encore la femme invisible a poussé son hurlement déchirant dans la paix huileuse de l’hôpital. Machinalement, j’ai questionné :
— Pourquoi crie-t-elle ?
— Elle est en train d’accoucher.
Ça m’a fait rougir, stupidement, parce que c’était une religieuse qui employait ce mot. Pourtant cette vieille femme, malgré ses vêtements, ne faisait pas tellement sœur de charité. Elle ressemblait plutôt à ces vieilles infirmières qui sillonnent le pays à vélo pour faire des piqûres. Toute sa personne dégageait quelque chose de ferme, de bon, d’actif. Elle devait avoir beaucoup d’autorité dans la maison et savoir parler aux malades.
— Je peux avoir des nouvelles de mes patrons, ma sœur ?
— Le monsieur n’est pas très sérieusement atteint, il a seulement une déchirure à la cuisse et l’épaule démise…
Elle s’est tue pour m’examiner, se demandant si je pouvais encaisser la suite.
— Madame est morte ?
— Oui.
Le manège s’est arrêté comme la vasque numérotée d’un jeu de roulette. Thelma n’existait plus. Sa promenade hivernale dans le bois dépouillé était achevée.
J’ai détourné la tête et mes yeux se sont portés sur les feuilles dentelées de la plante verte. Un philodendron ! J’avais toujours retenu ce nom barbare. Les feuilles du bas jaunissaient ; la plante allait mourir, comme Thelma Rooland. L’air de l’hôpital ne lui convenait pas ; c’était un végétal délicat et capricieux…
— Il est au courant ?
— Pas encore…
— Je peux le voir ?
— Venez…
Elle m’a précédée à l’escalier en bois revêtu d’une espèce de caoutchouc moelleux. Je semblais l’intéresser, car elle ne cessait de m’observer en marchant, par-dessus ses petites lunettes ovales.
— Il y a longtemps que vous êtes à leur service ?
— Plusieurs mois… Huit, je crois…
— Ils sont étrangers ?
On continuait de parler « d’eux » au présent. Thelma n’avait pas encore droit au passé ; sans doute parce que son corps chaud gisait tout près d’ici, constituant encore une présence humaine. Demain ou après-demain, on l’inhumerait dans de la terre et dans de l’imparfait.
— Américains, ma sœur.
— C’est un bien triste accident…
— Oui, ma sœur.
Jess se trouvait dans une chambre, au premier, en compagnie d’un autre malade : un grand vieux maigre et jaune, à moustaches blanches, qui ne dormait pas et regardait son voisin d’un air attentif sans rien dire. On avait mis du mercurochrome sur les égratignures que Jess s’était faites au visage et cela modifiait sa physionomie. Sa tête enfouie dans un énorme oreiller m’a paru petite, délicate comme la tête dorée d’un enfant !
— Hello, Louise !
Mais sa voix demeurait celle d’un homme. D’un homme tenace qui avait honte de ses faiblesses et qui voulait rester calme.
— Oh ! Monsieur…
J’étais arrêtée au pied du lit, incapable d’avancer. De le voir, bien vivant dans ce lit anonyme, ça me donnait comme un vertige.
— Vous avez des nouvelles de ma femme ?
La vieille religieuse s’est avancée. Lorsqu’elle se déplaçait, ses vêtements sentaient l’éther. Elle s’est assise sur le bord du lit et a pris la main de Jess. Il a tout de suite compris.
— Oh ! je vois, a-t-il balbutié.
Je me demandais s’il allait pleurer. Mais non, il est resté impassible ; simplement il s’est mis à regarder le plafond et c’est moi qui ai éclaté en sanglots.
* * *
Nous sommes demeurées près d’une heure à son chevet sans obtenir de lui une parole ou un regard. De temps à autre, son voisin de chambre toussait, c’était le seul bruit qui troublait la louche torpeur dans laquelle nous nous engloutissions. La sœur elle-même paraissait subir le charme angoissant et hypnotique de cet homme en détresse. Que se passait-il derrière le masque impassible de Jess ? Quels souvenirs ? Quelles pensées, quels tourments le hantaient ? Nous sentions qu’il accomplissait mentalement un long pèlerinage, qu’il revivait sa vie avec Thelma et cherchait à comprendre la disparition de sa femme. Une métamorphose s’opérait sous nos yeux. Cela n’avait pas d’apparences extérieures mais les conséquences étaient imprévisibles.
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