Désinvolte, culottée même, elle avait ouvert le grand placard aux provisions et admirait respectueusement les pyramides de boîtes provenant des magasins du Shape.
— C’est des conserves américaines ?
— Oui.
— Toutes ?
— Toutes !
— Tu crois que je peux en prendre une ou deux, manière de les faire goûter à Arthur ?
— Je ne crois pas.
— Elles sont comptées ?
— C’est parce qu’elles ne le sont pas que je ne veux pas que tu en prennes.
Ça l’a vexée.
— Ma pauvre Louise, va !
— Pourquoi pauvre ?
— Il me semble que tu as changée. Tu n’es plus toi-même.
Il me semblait la même chose, à moi aussi. Elle a fini par s’en aller tout de même en me répétant de préparer mon baluchon.
* * *
J’étais troublée par ce que maman m’avait dit. Cette allusion à mon admiration pour Jess me déconcertait. Ça se voyait donc que j’en tenais terriblement pour lui ? Cet étrange sentiment que je ne m’avouais pas à moi-même échappait à mon contrôle et, par cela même, devenait quelque chose de vulnérable, quelque chose constituant une proie pour les autres.
En outre, je pensais à cette possibilité d’un départ de Rooland avec effroi. Elle n’avait pas tort, maman : c’était une suite logique des événements.
Pour chasser mon cafard, je me suis mise à ranger dans la maison. Pendant quelque temps au moins celle-ci m’appartiendrait. J’étais la nouvelle maîtresse de « l’île ».
C’est pendant que je battais mes tapis qu’il est rentré de l’hôpital, à un moment où franchement je ne l’espérais pas. J’étais dans le jardin, cognant sur une carpette à bras raccourcis, lorsqu’une ambulance a stoppé devant la barrière. L’homme qui est descendu de cette voiture ressemblait à Jess Rooland comme un frère, mais pas davantage. Il avait maigri et sa figure donnait l’impression de s’être allongée. Et puis, à la lumière du jour, on s’apercevait qu’il avait des bleus partout. Le lendemain de son combat, j’ai idée qu’un boxeur doit ressembler à ça.
Il avait une épaule bandée, avec sa veste jetée simplement par-dessus, et sa jambe blessée était raide comme un bout de bois dans sa gouttière en fil de fer. Jess a refusé le bras de l’infirmier qui le convoyait. À cloche-pied il a gagné le perron et c’est seulement pour gravir les quatre marches qu’il s’est appuyé sur moi de sa main valide. Il m’avait adressé un hochement de tête en guise de salut. Je lui trouvais l’air préoccupé et pressé d’un monsieur qu’on est allé chercher en lui disant que quelqu’un le demande au téléphone. Une fois dans le couloir, il m’a lâchée et, s’aidant du mur, il est entré dans le salon.
L’infirmier est reparti, l’air grognon. Peut-être s’attendait-il à un pourboire, mais Jess n’a pas songé à le lui donner. Il s’est assis sur le fameux canapé où il batifolait avec Madame.
— Je suis très heureuse que vous soyez rentré, Monsieur…
Silence. Son regard désenchanté faisait le tour de la pièce. Il n’allait pas se mettre à fixer les plafonds d’ici tout de même !
— Vous vous sentez comment ?
Il faut vivre avec des étrangers pour mesurer à quel point la langue française est vicieuse. Quand une personne apprend notre langue, on lui enseigne par exemple que le verbe sentir concerne l’odorat. On ne songe pas à lui expliquer qu’exceptionnellement « se sentir bien » a une signification tout à fait spéciale.
Jess parlait bien le français, mais certaines expressions comme celle-là lui échappaient.
— Je… Comment dites-vous ?
— Vous souffrez ?
— Oh ! ce n’est rien…
Et il a ajouté cette chose stupéfiante :
— Quand je jouais au base-ball j’en ai vu d’autres !
— Je voudrais vous demander quelque chose, Monsieur…
Son regard intelligent !
— Est-ce que vous comptez repartir en Amérique ?
— Pourquoi ?
— Eh bien, étant donné que Madame…
— Non, Louise. Je reste.
J’ai eu brusquement comme de la musique plein ma tête.
Il a souri, un sourire aussi pâle que lui.
— Ma mère sort d’ici, Monsieur.
— Ah ?
— Elle venait rapport aux condoléances.
— Merci.
— Et aussi elle veut que je rentre à la maison.
J’avais besoin d’aller tout de suite au cœur du problème. Je refusais ces menaces suspendues au-dessus de ma tête. Place nette pour prendre les mesures qui s’imposaient et ensuite avoir l’esprit libre.
— Pourquoi veut-elle que vous partiez d’ici ?
— Elle dit que ça n’est pas correct une fille seule chez un homme seul.
— Pourquoi ?
Il était candide, Jess Rooland. Je regrettais que maman n’ait pas entendu sa question.
— Eh bien…
J’ai eu honte. J’ai pensé que le corps de Thelma n’était pas encore en terre, ni même dans un cercueil, et que j’étais là à parler de choses puériles avec un rien de coquetterie hypocrite.
— Oh ! oui, je vois, a soupiré Jess.
Il a caressé son menton pas rasé où brillait un début de barbe rousse.
— Vous avez l’intention d’obéir à votre maman ?
— Non, monsieur. Je resterai ici aussi longtemps que vous le voudrez.
— Eh bien alors…
— Seulement je suis mineure, si ma mère insiste…
De sa main libre, il a fait un geste comme pour donner une tape à un animal invisible.
— Elle n’insistera pas. Vous savez très bien qu’il y a moyen de lui faire entendre raison.
Sans pudeur il a frotté son pouce sur le bout de son index.
Le fric ! C’est fou ce que les Américains connaissent bien la vraie puissance du dollar.
— Merci, ai-je fait en baissant la tête. Voulez-vous monter vous coucher, Monsieur ?
— Non, je dois m’occuper de certaines choses…
— Naturellement. Si je peux vous aider ?
— Vous pouvez. Nous allons avoir beaucoup de travail tous les deux.
— Est-ce que… Est-ce que Madame sera enterrée en Amérique ?
— Oui.
— Vous n’irez pas aux obsèques ?
— Non. Il y aura un service ici par l’aumônier du Shape.
Il s’est dressé à grand-peine et a marché jusqu’à l’électrophone. Celui-ci était prêt à fonctionner, avec sa pile de disques sur le bras du changeur. J’ai cru qu’il voulait le brancher et j’étais médusée. Mais Jess a saisi les disques et les a jetés dans la cheminée.
— Ce sera pour tout la même chose, Louise.
— Je ne comprends pas.
— Il faudra faire un paquet des vêtements de ma femme et les donner à des pauvres.
— Tous ses vêtements ?
— Oui, tous. Ainsi que ses objets, sa lingerie… Tout !
Il s’est accoudé à la cheminée, il a posé son front dans le repli de son bras et il s’est mis à réciter des trucs en anglais. Ce devait être des vers car les phrases étaient bien rythmées. Ça m’a fait pleurer. Un chagrin brusque, impossible à endiguer. Il avait une manière d’être malheureux, Jess, qui n’appartenait qu’à lui.
Dans l’après-midi, la police est venue pour l’enquête. Par « la police » j’entends le commissaire de Léopoldville, celui qui assistait à la soirée et qui semblait subjugué par Madame. Cette histoire de passage à niveau ouvert alors qu’il aurait dû être fermé faisait tout un foin dans la région. Les journaux de Paris tartinaient là-dessus et je vous prie de croire qu’ils se vendaient bien par ici.
La question qui se posait était de savoir quelle main criminelle avait remonté la barrière, car la Magnin n’était pas responsable.
Deux employés de la gare qui rentraient chez eux à une heure quarante, leur service achevé, témoignaient formellement que le passage était bien fermé à ce moment-là. Or il ne l’était plus à une heure quarante-six, c’est-à-dire lors du passage de l’express. On en concluait qu’un automobiliste pressé l’avait ouvert quelques instants avant l’arrivée des Rooland et avait négligé de le refermer.
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