Frédéric Dard - Les scélérats

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Entre son travail à l'usine et sa banlieue morne, Louise n'en peut plus de l'ennui abyssal de sa vie. La jeune fille s'égare un jour dans le centre-ville, et la voilà qui tombe en pâmoison devant la maison des Rooland ! Qu'est-ce qui la séduit le plus ? Le charme discret de cette demeure bourgeoise ? Sa fascination pour les deux Américains qui y résident ? L'alcoolisme mondain de Madame ? Le physique irrésistible de Monsieur ? Comme elle réussit à se faire embaucher comme bonne, on peut parier qu'elle le saura bien vite…
Guidée par une intelligence animale et une libido devastatrice, Louise a-t-elle vraiment le choix ? Elle déploie son emprise sur le couple, inexorablement… Pour le meilleur et pour le pire.

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Jess a reçu le commissaire au salon. Il lui a offert un whisky et un cigare. Le policier se tenait tout gauche sur sa chaise, son chapeau de feutre sur un genou. Ici, à part des bagarres d’ivrognes, il ne se passe rien de bien important, c’est pourquoi on envoie des jeunes flics afin qu’ils s’habituent à la paperasserie administrative.

En laissant les deux hommes, j’avais volontairement omis de fermer complètement la porte. Sous prétexte de promener l’O-Cédar dans le couloir, je ne perdais pas une miette de leur conversation. Le commissaire a commencé par présenter ses condoléances, ensuite il est allé droit aux faits :

— Monsieur Rooland, je voudrais que vous me racontiez par le menu votre accident.

— Ce sera rapidement fait, a répondu calmement Jess. Je rentrais de Paris. Ma femme s’était endormie… Au moment où j’ai traversé la voie ferrée, j’ai vu des lumières sur ma droite. Le temps de comprendre que c’était un train… J’ai dû freiner. C’est un moment très terrible, monsieur le commissaire.

— Je m’en doute.

Jess a soupiré.

— Peut-être que si j’avais donné sur l’accélérateur, nous aurions eu le temps de passer. Je ne sais pas. Mon pied a agi tout seul, c’est impossible de se contrôler lorsqu’une chose pareille vous arrive. Ç’a été un terriblement gros bruit. Je me suis trouvé sur un tas de pierres… Et puis that’s all ! Vous comprenez ?

— Je comprends. Lorsque vous vous êtes engagé sur la voie ferrée, vous rouliez vite ?

— Non. D’ailleurs je ne roule jamais vite, même sur les routes droites. Aux States nous avons le speed-limit, vitesse limitée, vous voyez ?

— Avant d’atteindre le passage à niveau, avez-vous été doublé par un véhicule quelconque ?

— Par une motocycle, yes.

Le commissaire a murmuré, plus pour lui-même que pour M. Rooland :

— Un motocycliste se serait contenté du portillon, il n’aurait pas remonté la barrière. Vous n’avez pas aperçu les feux rouges d’une auto, devant vous ?

— Non, pas !

— C’est étrange. Quelqu’un qui n’est pas la garde-barrière a actionné la manivelle du passage avant votre arrivée.

— La grosse dame n’a pas entendu d’auto s’arrêter ?

— Non, elle dormait. J’ai moi-même tourné la manivelle commandant le passage, elle ne fait presque pas de bruit, à peine un léger cliquetis… Bon, eh bien, ce sera tout pour maintenant, monsieur Rooland. Nous allons essayer d’identifier le motocycliste dont vous parlez, peut-être nous apportera-t-il des précisions…

Le commissaire est reparti. Jess semblait énervé. Il m’a appelée :

— Louise !

— Monsieur ?

— Vous avez fini le « rassemblage » des vêtements de Thelma ?

— Oui, Monsieur.

— À qui allez-vous porter ça ?

Je me suis un peu troublée.

— À ma mère, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— O.K.

— Je voulais vous demander, Monsieur, pour le manteau de fourrure, que fait-on ? Il a sûrement de la valeur, vous pourriez le vendre au moins ?

— Non, gardez-le !

— Moi ! me suis-je étranglée.

— Oui. Mais je ne veux pas vous le voir porter, mettez-le de côté pour plus tard.

— Oh ! Monsieur ! C’est un cadeau trop important.

— Ce n’est pas un cadeau ; si vous ne le voulez pas pour vous, donnez-le à qui vous voudrez.

— Eh bien, je le garde !

— O.K., Louise, il faudra me laisser votre chambre. Vous prendrez la mienne, ça n’est pas de vous contrarier ?

— Non, Monsieur.

— Voilà, c’est tout.

* * *

Ainsi, le beau manteau de Thelma n’a pas quitté son placard, puisque je me suis installée dans leur chambre. J’étais heureuse de posséder cette splendide fourrure, mais ce qui me rendait malheureuse, c’était de ne pouvoir la porter qu’après. Or « après » signifiait : lorsque je ne serais plus au service de Monsieur.

Vous dire que j’ai dormi cette nuit-là, dans le grand lit capitonné, serait un mensonge. D’ailleurs il y a eu du monde jusqu’au matin. Les gens de la fameuse soirée : le général, mon danseur obèse, le Français, le Belge, le grand jeune et d’autres encore que je n’avais pas encore vus. Ils venaient assister Jess, le réconforter.

Au début, ils étaient graves et affligés, mais avec le Scotch, le ton est monté et, de ma nouvelle chambre, je les ai entendus nasiller bien longtemps. Ce n’est qu’à la pointe du jour que j’ai pu m’endormir. Je fixais dans la pénombre la porte de la salle de bains. Il me semblait toujours que Thelma allait en sortir avec son peignoir blanc à rayures d’où parfois jaillissait un sein ou une cuisse.

* * *

La période qui a suivi immédiatement a laissé en moi une sensation de confusion, d’incohérence. Il y a eu le service à la chapelle du Shape, puis l’embarquement du cercueil plombé dans un avion, à Orly. Comme Monsieur ne pouvait encore conduire, c’était un soldat américain qui lui servait de chauffeur. Un grand diable blond et fade qui mâchait du chewing-gum en guise de conversation.

Comme il fallait s’y attendre, maman est venue voir Jess. Pour le remercier du lot de vêtements d’abord, ensuite pour lui demander ce qu’il comptait faire à mon sujet. Jess a répondu assez brutalement qu’il avait besoin de moi et lui a donné à nouveau vingt mille francs comme on jette une pièce dans la casquette d’un mendiant ; j’en étais humiliée pour maman. Cette pauvre femme, je ne la reconnaissais plus. Elle devenait cupide en vieillissant. Si vous l’aviez vu glisser les billets dans son sac à main, vous en auriez été écœurés comme moi. Quand elle a été partie, j’ai dit à M. Rooland :

— Ma mère me fait honte.

— Pourquoi ?

— J’ai l’impression qu’elle consentirait à n’importe quoi pour de l’argent.

Il a eu pitié de mes amertumes.

— Mais non. Elle n’en a jamais eu beaucoup, alors ça l’impressionne, mais si elle vous laisse ici, c’est surtout parce qu’elle a compris que j’étais un homme correct.

Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais ces paroles-là m’ont causé plus de chagrin que tout le reste.

CHAPITRE XIV

Nous nous sommes organisé une nouvelle existence, lui et moi. Au bout de quelques jours, il a repris son travail et il s’est mis à rentrer de plus en plus tard à Léopoldville. Souvent mon dîner me restait sur les bras. À partir de ce moment-là, ma vie ç’a été de l’attendre. Quand il rentrait, il montait directement se coucher après m’avoir lancé au passage un mot gentil.

Une semaine après l’événement, il avait touché une nouvelle auto : une belle Mercury anthracite avec des housses grises et corail que j’astiquais tous les matins. On ne m’ôtera jamais de l’idée que s’il n’a pas quitté cette maison, c’était uniquement à cause de moi, ou plus exactement de l’atmosphère que j’y avais créée ; mais je voyais bien qu’il ne s’y plaisait plus et que, la nuit, elle le troublait comme si le fantôme de Thelma y rôdait. Avait-il vraiment du chagrin ? Je me le suis longtemps demandé. J’en étais certaine le premier jour, mais dès le surlendemain il était redevenu si détendu que je me suis mise à en douter. Le jour où le cercueil était parti pour l’Amérique, je n’avais pas perdu de vue son expression. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien c’était triste, cette bière massive qu’on chargeait dans la soute d’un énorme avion de la P.A.A. Il y avait là des amis de Jess, dont le général, en uniforme cette fois-ci. Je me tenais modestement à l’écart, près du commissaire de police. Je ne sais pas pourquoi, il me semblait que nous étions pareils, lui et moi, unis par une certaine façon de vivre et de souffrir en silence.

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