— Je compte jusqu’à trois, prévint Henrico. Un…, deux…
Angelo jeta son fusil sur la table.
— J’en ai marre ! fit-il.
Son gendre resta bouche bée, puis il éclata :
— A cause de Clémentine ? Vous avez peur d’elle ? De sa menace ? Mais, sapristi, elle va nous mener par le bout du nez, si vous n’y prenez garde. D’ici six mois, c’est elle qui dirigera cette maison, je le sens !
— Il n’est pas question de Clémentine !
— Alors, quoi ?
— Je n’aime pas tout ce cinéma !
Il désignait le rideau et leur groupe ahurissant avec Tonton dans son fauteuil, crispé sur son vieux fusil.
— Vous préférez que j’ouvre le rideau ?
— Non. Je ne tirerai pas.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas un assassin !
— Ah ! bon, la crise de conscience ! gouailla méchamment Henrico.
— Peut-être ! Appelle ça comme tu voudras.
— Le bourreau, selon vous, est un assassin ?
— Je n’ai pas la vocation de bourreau.
— Il a tué votre fille.
— Je ne l’oublie pas !
— Il y a un instant, nous nous disputions pour savoir qui l’abattrait. Vous entendiez tirer seul !
— Et probablement l’aurais-je fait !
— Qu’est-ce qui s’est passé, depuis tout à l’heure ?
— Du temps. Il m’a permis de réfléchir…
Tziflakos s’approcha de son fusil et le désarma.
— Mais ça n’engage que moi, mon garçon. Tirez tant que vous voudrez !
Il jeta les deux cartouches sur la table avec les autres. Elles sentaient la poudre, la chasse.
— Vous ne nous facilitez pas les choses ! fulmina Henrico.
— Deux fusils suffisent pour tuer un homme ! Et même un seul coup de feu, à condition qu’il soit bien administré…
— Je crois que tu as raison, dit Tonton. Tu veux me reprendre mon fusil, Angelo ?
Angelo saisit l’arme que l’infirme tenait à peine.
— Alors, c’est le grand dégonflage, hein ? glapit Henrico.
Il avait des sanglots rageurs dans la voix.
— Je pense, Henrico, que tes revendications de tout à l’heure étaient fondées : c’est à toi de faire ça !
— D’accord, c’est à moi !
Henrico s’approcha du rideau. Il épaula et, de la pointe de son canon, chercha à situer Sauvage au-delà de l’étoffe. Tonton ferma les yeux. Son menton touchait presque la pointe de son nez, lui donnant l’aspect grotesque de ces casse-noisettes représentant une tête d’homme. Angelo s’assit. Il éprouvait une violente tristesse. Une tristesse aussi physique que morale. Jamais l’absence d’Héléna ne lui avait été aussi pénible. Au bout de quelques secondes, comme le coup de feu ne partait pas, il releva la tête et considéra son gendre. Il le voyait de profil. Un tremblement agitait les épaules d’Henrico. De grosses gouttes de sueur coulaient sur sa tempe et il crispait tellement ses mâchoires que son maxillaire formait une bosse blanche au bas de sa joue.
— Ton fusil est enrayé ? demanda Tziflakos.
Henrico rentra la tête dans les épaules. Puis son fusil s’abaissa lentement. Un instant, il se redressa, mais ce fut pour retomber aussitôt, définitivement.
— Moi non plus, dit-il d’un ton effrayé. Moi non plus, je ne peux pas…
Angelo alla jusqu’à lui.
— On n’a pas à avoir honte, Henrico ! Nous sommes d’honnêtes gens et la vengeance n’est pas une chose honnête !
Il saisit le pan du rideau et ouvrit celui-ci d’un coup sec. Les trois hommes poussèrent un cri. Clémentine se trouvait debout derrière François Sauvage, blême, le nez pincé, morte de peur. Elle tenait l’une des mains ligotées du peintre et attendait avec lui la décharge.
Angelo vit la fenêtre de la loggia ouverte et comprit que sa fille était entrée par là. Sans un mot, il se mit à délier Sauvage.
— Misère de mes os ! bégayait Tonton qui ne surmontait plus son émotion. Misère de mes os ! Ce qui aurait pu arriver, tout de même !
La corde devint lâche et s’échappa de la bouche de François. Il semblait à ce dernier qu’elle l’avait cisaillé d’une oreille à l’autre. Il remua les mâchoires avec difficulté et promena sa langue à demi paralysée sur ses lèvres sanglantes.
— Merci ! dit-il simplement en se tournant vers Clémentine.
La jeune fille s’assit près de lui sur le canapé.
— Alors, il t’a eue aussi, hein ? soupira Henrico. Il a tué ta sœur, mais tu es tombée amoureuse quand même ! Oh ! ce que tout ça me dégoûte ! Y a donc que moi de pur dans le monde ? Grand imbécile que je suis !
Angelo marcha au téléphone et agita la manivelle de l’appareil mural. La standardiste de nuit répondit presque aussitôt.
— Donnez-moi la police ! fit Tziflakos.
Il eut une voix chantante au bout du fil.
— L’inspecteur Moussy est encore là ? demanda-t-il.
— Non, mais on peut le joindre.
— Alors, dites-lui qu’il vienne d’urgence chez les Tziflakos, le meurtrier de leur fille s’y trouve…
— Quoi ? s’effara le correspondant.
Angelo raccrocha sans autre explication. Comme dans les films, il regarda un instant l’appareil avant de se retourner. Des pensées confuses le hantaient. Pour la première fois, il se sentit au seuil de la vieillesse. D’ici cinq ans, ou peut-être dix, il serait un vieil homme, comme son frère. Les rhumatismes qui le tenaillaient par instants lui bloqueraient alors les jambes. Leur père déjà… Et, avant leur père, le grand-père Tziflakos avait été gisant pendant quinze ans dans son village de Macédoine, sur un véhicule que lui avait confectionné son fils et qui tenait de la brouette plus que du fauteuil orthopédique !
Pour Angelo, cela irait plus vite que pour ses aînés, il le pressentait. Mais il ne redoutait pas l’avenir. Elisabeth serait là, sèche et fidèle, pour l’assister.
— Dites, se lamenta Tonton, je ne me sens pas des mieux. Ça vous ennuierait de me mener coucher ?
Sans un mot, Henrico et Angelo se placèrent comme chaque soir de part et d’autre du fauteuil qu’ils empoignèrent par les montants.
Quand ce serait au tour d’Angelo d’être rivé sur ce siège, se trouverait-il deux hommes forts dans la maison pour le monter dans sa chambre, ou bien devrait-on lui installer un lit dans le living ?
C’est la question qu’il se posait en escaladant l’escalier, marche après marche. Ce soir, Tonton lui paraissait beaucoup plus lourd…
Ils disparurent. Sauvage et Clémentine furent seuls.
— Pourquoi avez-vous dit que vous aviez tué Héléna ? demanda-t-elle en regardant droit devant elle.
On voyait la nuit à travers la baie vitrée, des étoiles aussi brillantes que les étoiles en strass décorant les cartes de Noël.
— Parce que je l’aime, répondit-il. Devenir son assassin, c’est tout ce qui me reste. C’est le seul lien collectif, officiel, qui me rattache encore à elle.
— Nous sommes aussi fous l’un que l’autre, dit-elle fièrement. Vous croyez que c’est parce que nous avons un tempérament artistique ?
La puérilité de la question le fit sourire.
— Tous les artistes ne sont pas fous. Clémentine. Du moins ne sont-ils pas fous de cette façon… Comment savez-vous que je n’ai pas tué Héléna ?
— Parce que c’est moi qui l’ai tuée, répondit-elle.
Le peintre ne montra aucune surprise.
— Oui, j’y ai pensé toute la soirée, depuis que vous m’avez couru après dans la cour. Je suis revenu m’accuser uniquement pour vous mettre en face de vos responsabilités.
— Je ne pouvais rien dire. Comment apprendre une chose pareille à mes parents ? Ils ont déjà enterré une fille aujourd’hui…
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