— De quelle façon ? insista Angelo en ôtant ses lunettes.
Il continua de parler à Tonton. L’infirme toisa François Sauvage sans la moindre aménité.
— S’il y avait la moindre hésitation, son mensonge l’a dissipée.
Clémentine poussa un grand cri et se précipita dans les bras de sa mère.
— Je ne veux pas ! Vous n’avez pas le droit ! Il faut le remettre à la police !
— Tu parles, ma belle, s’emporta Henrico. La justice des tribunaux, quelle mascarade ! Douze jurés qu’il noierait dans ses salades et auxquels un avocat expliquerait qu’il s’agit d’une belle histoire d’amour ! Il serait foutu de s’en tirer avec une peine de prison !
— Vous n’avez pas le droit ! Pas le droit ! Pas le droit ! hurla Clémentine en secouant sa mère.
Elisabeth voulut la calmer, mais la jeune fille était devenue une véritable furie.
— Depuis le début, vous n’attendez que ça ! La mascarade, c’est vous qui la faites ! Vous l’avez frappé, déchiré, humilié, torturé ! Vous faisiez durer le plaisir !
— Emmène-la ! ordonna Angelo. Nous avons besoin de rester entre hommes !
Elisabeth ceintura sa fille.
— Sortons, dit-elle.
Mais Clémentine s’arc-bouta, en proie à une véritable crise de nerfs.
— Non ! Je ne veux pas ! Vous n’avez pas le droit de le tuer, Héléna l’aimait. Rien que pour cela, vous devez le laisser en vie !
— Viens ! dit Elisabeth.
— Je ne l’abandonnerai pas ! C’est impossible ! Je vous défends de faire une chose pareille ! Œil pour œil, c’est chez les sauvages seulement !
— Elle est chiante ! s’emporta Henrico.
Il souleva sa belle-sœur dans ses bras et, bien qu’elle se débattît énergiquement, la porta sur la véranda.
— Vous êtes des assassins ! Des assassins, tous !
— Et lui, alors, bon Dieu ! hurla Henrico.
Il lui avait crié dans l’oreille. Elle se tut.
— Venez vous occuper d’elle, maman ! lança-t-il à sa belle-mère qui s’attardait.
— Elle arrive ! répondit Angelo. Tu es d’accord sur la décision, Elisabeth ?
— Pleinement !
La mère d’Héléna fixa une dernière fois le peintre et sortit, sachant qu’elle garderait en elle son visage déchiré et son regard de bête mutilée. Le meurtrier de sa fille ! Elle ignorait encore si la mort de Sauvage l’apaiserait ou non, mais elle la voulait.
Elle rejoignit Clémentine et Henrico. L’adolescente semblait s’être calmée.
— Marchons, lui dit-elle en lui prenant le bras.
Clémentine se laissa entraîner.
Avant de rentrer, Henrico alla chercher une longue corde dans la remise. Son beau-père fronça les sourcils en le voyant revenir nanti de cet accessoire.
— On n’a rien décidé à propos du mode d’exécution ! reprocha-t-il.
— Je ne vous dis pas le contraire, grommela le garçon.
Il souleva Sauvage de sa chaise et le tint au bout de ses bras.
— Qu’est-ce que tu leur fais donc, aux filles, avec ta sale petite gueule de lope, pour quelles s’intéressent à toi, hein ? Réponds !
François ne fit pas un geste. Il touchait sur le rouleau de corde passé à l’épaule d’Henrico.
— Peut-être qu’elles te trouvent beau, non ? Tu crois que tu es beau, Sauvage ?
— Ça dépend des yeux qui me regardent. Personne n’est beau pour tout le monde, personne n’est laid pour tout le monde !
— Ah ! bavard ! Salaud de bavard ! Tu es comme les curés et les assureurs : tout au baratin ! Pourquoi préfèrent-elles un beau parleur à un brave type, les singeries au courage ? Il est temps de te faire taire, décidément !
Il le fit reculer jusqu’au canapé. Le peintre buta contre le meuble et tomba assis.
— Mets les bras le long du dossier !
Sauvage allongea ses bras dans une posture de crucifié et Henrico le ligota.
— C’est là que tu l’as tuée, c’est là que tu vas mourir, Sauvage !
« Pas d’objection, père ? fit-il sans se retourner. »
— Non, mon garçon, aucune objection.
Henrico connaissait l’art des nœuds compliqués. Lorsqu’il eut achevé sa besogne, le meurtrier de sa femme était soudé au canapé.
— T’as une dernière chose à dire ?
— Non.
— Tu es bien sûr ? Il ne te reste pas un petit mensonge dans un coin de ta belle âme ?
François s’abstint de répondre.
— Ouvre la bouche !
— Pourquoi faire ?
— Ouvre-la, bon Dieu !
Sauvage garda les dents serrées. Henrico s’empara de ce qui restait de corde et lui cisailla la bouche jusqu’a ce qu’il se décidât à l’ouvrir. Il décrivit deux tours autour de la tête du peintre en faisant passer la corde entre ses deux mâchoires de manière à constituer un bâillon.
— Voilà, il ne parlera plus, cette fois !
Il s’était démené avec une telle vigueur que la sueur ruisselait sur sa face bronzée.
— Alors, vous deux ? demanda-t-il aux Tziflakos.
— Va chercher mon fusil, Henrico.
— Pourquoi votre fusil, père ?
— Parce que c’est mon fusil qui doit servir, mon garçon !
— Je pense plutôt que c’est le mien. Il a tué ma femme !
— Il a tué ma fille !
Ils se défièrent, galvanisés par la même détermination.
— C’est à moi d’agir, assura Angelo. Toi, ça aurait plutôt l’air d’une vengeance que d’une exécution ! Or c’est d’une exécution qu’il s’agit !
— Justement, s’indigna Henrico, en ce qui me concerne, il y a la vengeance en plus de vous autres ! Il a voulu séduire ma femme ! Ne l’oubliez pas.
— Dites donc, trancha Tonton, vous vous figurez que je ne suis plus capable de tenir un fusil ? Qui est l’aîné, ici ? C’est à moi que ça revient de droit ! A moi, et à personne d’autre ! J’ai toujours mon fusil dans ma chambre… Depuis le temps que je ne m’en suis pas servi.
Angelo et Henrico parurent hésiter. Puis le garçon leva la main.
— J’ai une bien meilleure idée. Attendez.
Il galopa jusqu’au premier.
Clémentine avait cessé de sangloter. Elle s’assit sur une borne de pierre, à l’extrémité de l’esplanade et à laquelle, autrefois, on attachait les chevaux. Un calme surprenant succédait à son agitation. Sa révolte prenait une autre forme. La raison prédominait.
— Maman ! appela-t-elle.
Elisabeth, qui se tenait debout contre elle, lui tapota la joue.
— Maman, tu n’as pas le droit d’accepter ça. On ne répond pas au crime par un autre crime ! C’est une notion de l’honneur qui est périmée. Quoi que François Sauvage ait pu faire, nous n’avons pas le droit de l’abattre froidement, comme on tue un chien enragé !
— Laisse ! fit Elisabeth, les mâchoires crispées.
— Il aimait Héléna et Héléna l’aimait, je le jure sur sa mémoire. Ça veut dire quelque chose, non ? Cet amour, il continue à travers lui, et tu acceptes qu’on le détruise aussi ? Alors, c’est que François a raison : tu n’as jamais rien compris à Héléna !
Elle l’avait appelé François tout court, et le malaise d’Elisabeth s’accentua.
— C’est le seul être qui se soit vraiment intéressé à elle, maman ! Le seul !
— Il a fini par la tuer !
— Si les choses se sont passées comme il le dit, c’est presque un suicide !
— Il n’existe pas de presque dans ce domaine ! On se suicide ou bien on vous tue ! D’ailleurs, toi-même, tu ne crois pas que les choses se sont déroulées de cette façon ! Il ment ! Il admet avoir menti. S’il ment sur un détail, il peut, il doit avoir menti sur le reste !
— Ainsi, tu ne lui accordes pas le bénéfice du doute ?
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