Ils approuvèrent. Un certain soulagement s’opérait, timide d’abord, mais qui se fortifiait à chacune des dépositions.
— Ton avis, Clémentine ?
— Oh ! elle…, grogna Henrico.
— Elle, c’est un témoin aussi valable que toi ou moi ! trancha Tziflakos. Je t’écoute, ma fille. Tu avais des choses à nous dire. Je t’ai fait taire jusqu’à présent, mais le moment est venu de parler.
Clémentine tira sur sa jupe et se mit à en tâter l’ourlet avec la mine empruntée d’une pensionnaire d’orphelinat dont c’est la première sortie.
— Ecoute, père, c’est difficile, commença-t-elle.
— Qu’est-ce qui est difficile ?
Elle tardait à répondre. Au lieu de la bousculer, Angelo calma ses angoisses.
— Tu n’as qu’à dire ce que tu crois être la vérité, mon petit. Il n’y a rien de plus facile à dire que la vérité. Elle ne doit jamais faire peur, même si on craint ses conséquences.
— Eh bien ! voilà, entreprit Clémentine.
Elle essayait de ne pas cligner des paupières, mais au bout d’un instant de fixité, ses yeux se mettaient à papilloter.
— Tout ce que François Sauvage a dit me paraît à peu près juste, sauf la fin.
— Tu peux préciser ?
— Je pense que ma sœur était un être terriblement seul et qui s’ennuyait profondément dans la vie. Je trouve idiot par contre de prendre ses dires ou ses actes pour argent comptant.
— Continue !
— Je m’explique : quand elle déclare à François Sauvage qu’elle est malheureuse parce qu’elle n’aime personne, elle exagère et fait du romantisme. Par contre, qu’elle se montre bonne épouse au lit ou qu’elle ne dorme pas parce qu’elle redoute que maman ait un cancer ne prouve pas qu’elle adore son entourage. Tout cela est schématisé. Elle n’était ni aussi sèche ni aussi tendre. C’était quelqu’un de plus nuancé, mais qu’elle ait joué ce personnage pour se rendre intéressante aux yeux de M. Sauvage ne me surprend pas. Elle avait besoin de s’affirmer. Dans cette maison, elle n’était qu’une épouse, une fille, une sœur… Pour nous autres, elle ne possédait pas de mystère. On lui demandait d’entretenir le linge, de faire les courses et d’obéir. François lui a apporté l’évasion, la possibilité de se manifester autrement qu’à travers des confitures d’ananas…
Angelo attendit. Comme la jeune fille se taisait, il demanda :
— Tu as dit que le récit de M. Sauvage te paraissait juste, sauf à la fin ! Qu’entendais-tu par « sauf à la fin », Clémentine ?
— Je ne pense pas que ma sœur ait eu envie de mourir à partir d’un certain moment.
— A partir de quel moment, ma fille ?
— Disons à partir de la seconde visite de François Sauvage à la maison. Auparavant, oui, sans doute y a-t-elle songé… mais plus après !
— Et pourquoi ?
— Parce qu’elle l’aimait, parce qu’elle était folle de lui !
Sauvage se dressa et tendit les bras.
— Vous êtes certaine de ce que vous dites ? cria-t-il.
— Oui, assura la jeune fille. Certaine !
— Elle te l’a dit ? demanda Angelo.
— Elle me l’a dit, dès le jour où elle pleurait après son départ.
— Bon…
Ils s’abstinrent de regarder Henrico. Celui-ci avait gagné le fond de la pièce et frottait son front contre le mur.
— Toi, tu n’as pas donné ton opinion, Angelo, fit brusquement Elisabeth.
— Oh ! moi, j’ai la preuve qu’il a menti, assura le père. Mais avant de la lui administrer, je tenais à avoir votre opinion sur son récit.
Henrico se rapprocha :
— Quelle preuve, père ?
— Mon revolver est resté plus d’un mois chez l’armurier et je ne l’ai remis dans le secrétaire que deux jours avant le meurtre, elle ne pouvait donc pas l’avoir au cinéma !
— Voyez-vous ça ! fit Henrico.
Sauvage convaincu de mensonge ! Plus rien ne tenait ! Il s’en fut s’asseoir au côté du peintre sur le canapé et lui donna un coup de coude.
— Qu’est-ce que tu réponds à M. Tziflakos ?
François se frotta les yeux. Il ne savait pas au juste s’il avait envie de dormir ou de mourir. Un besoin de repos total le prenait.
— J’ai menti. Il n’y avait pas de revolver dans son sac !
— Veux-tu que je te dise ? Tu es un bluffeur, Sauvage. Ce que tu racontes ressemble à ta peinture : c’est tout déformé, c’est pas réel, ça penche d’un côté ou d’un autre, mais ça ne tient en tout cas pas debout !
— Tout le reste est vrai ! déclara François.
— Pourquoi avoir menti à propos du revolver, en ce cas ? demanda Angelo qui lui tournait le dos.
Le chef des Tziflakos avait ses coudes bien plantés sur la table et tenait le fourneau de sa pipe dans ses deux mains.
— Pour donner plus de vérité à mon récit. La chose s’est passée de la façon suivante : le sac à main est tombé. Je l’ai ramassé et c’est vrai qu’il était lourd. J’ai demandé à Héléna ce qu’il contenait : « Un revolver ! », m’a-t-elle répondu. J’ai voulu vérifier, mais elle refusait, le défendait farouchement. J’ai fini par m’en emparer de haute lutte. Les spectateurs protestaient à cause du tapage que nous faisions. J’ai ouvert le sac et constaté qu’il ne contenait qu’une minaudière de forte taille. « J’ai souvent le revolver de mon père, vous savez ? », m’a-t-elle affirmé.
« Ensuite, tout s’est passé comme je vous l’ai raconté. Elle m’a parlé de son besoin de mourir et m’a assuré que son amour pour moi, s’il se produisait, ne ferait que précipiter sa décision. »
— Clémentine prétend qu’elle vous aimait follement depuis un certain temps déjà.
— Elle me l’a caché jalousement. Ce n’est qu’à la dernière seconde qu’elle…
— Vous ne revenez pas sur vos déclarations ? coupa Angelo.
— Non.
Tziflakos se leva et se dirigea vers un placard dont il ouvrit un tiroir. Il se mit à farfouiller dedans jusqu’à ce qu’il eût déniché un bloc de correspondance, un flacon d’encre et un stylo dont le réservoir ne fonctionnait plus et qu’on utilisait comme un porte-plume.
— Venez vous installer ici, monsieur Sauvage !
François obéit.
— Vous allez écrire une confession. Soyez bref. Tournez-moi ça dans le style : Je reconnais avoir abattu M meSigura au cours d’une crise passionnelle . Précisez qu’elle n’était pas votre maîtresse, je vous prie.
Sauvage prit le stylo et tâta la pointe de la plume avec le pouce. Angelo dévissa le bouchon de l’encrier, puis il alla chercher ses lunettes et en chaussa son large nez. C’étaient des lunettes à grosse monture noire qui lui barraient le visage. Elles accentuaient la sévérité de ses traits, donnaient un flou inquiétant à son regard fixe. Il attendit, penché sur l’épaule de Sauvage. Le peintre réfléchit, puis se mit a écrire d’une écriture droite et épaisse. Angelo lisait au fur et à mesure, approuvant chaque mot d’un hochement de tête, comme un maître encourage un élève. Lorsque ce fut fini et que François eut signé, Tziflakos arracha la feuille du bloc et l’agita pour la faire sécher.
Sa famille, muette, attendait. Angelo souffla sur l’encre, plia la feuille en quatre et la serra dans son portefeuille.
— C’est à présent qu’il faut décider, fit-il.
Chose curieuse, il s’adressait à son frère uniquement. Pour quelques instants, Tonton retrouva ses prérogatives d’aîné. Il ne fut plus un vieillard timoré, mais un farouche patriarche conscient de son rôle et du poids de ses décisions.
— Je pense que c’est tout décidé, Angelo. Il doit payer !
— Evidemment, qu’il doit payer ! s’étrangla Henrico. Je ne conçois même pas votre question, père !
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