— Eh bien ! justement, alors, si elle était comme un plant de vanille qui cherche un arbre solide pour y grimper… Hein ? Je ne pouvais pas être son tuteur ?
— Vous avez vu monter du lierre après un chêne ? Si on le laisse faire, le lierre finit par tuer le chêne, assura Tonton.
Cela lui fit du bien d’exprimer, à la faveur d’un silence, une image qu’il trouvait jolie. Personne n’y prit garde. Il pensa à des arbres couverts de lierre qu’il avait connus autrefois. Il tuait le lierre, comme on tue un serpent, pour sauver l’arbre. Il se demandait maintenant de quel droit un pied de chêne avait davantage droit à la vie qu’un pied de lierre.
— Ne nous écartons pas du drame ! dit Angelo. Donc, vous vous êtes beaucoup téléphoné, et elle vous menaçait de son suicide !
— Exactement ! Elle m’en menaçait !
— Dites-moi, mon garçon, vous n’avez jamais pensé qu’elle pouvait se foutre de vous ?
François tiqua.
— Comment cela ?
— Nous étions cinq ici à vivre avec elle depuis toujours, cinq qui l’aimions et qui ne nous apercevions de rien.
— Sauf Clémentine ! objecta Sauvage.
— C’est une gamine en plein chagrin, prête à croire n’importe quelle histoire, pourvu qu’elle sorte de l’ordinaire.
— Ecoute, papa !
— Tais-toi, ma fille ! Pas maintenant ! Monsieur Sauvage, si Héléna avait été au bord du suicide, croyez-moi, nous l’aurions deviné !
« La vérité, c’est qu’elle a trouvé en vous un être vivant hors de la vie courante et auquel elle a fait du cinéma ! »
— Mais pourquoi ce besoin de faire du cinéma, monsieur Tziflakos ?
Angelo ne trouva rien à répondre.
— Vous me permettez de continuer ?
— Je vous écoute.
— Le jour du drame, elle m’a demandé de venir en m’annonçant que la maison était vide. J’ai accouru. Depuis plusieurs jours, je la suppliais de passer chez moi. Elle refusait régulièrement, prétextant qu’elle avait peur.
— Peur ?
— De me revoir. La première chose que j’ai aperçue en arrivant, c’est votre revolver, posé sur la table.
Sauvage désigna un point précis du meuble.
— Il se trouvait exactement ici, sur un livre, comme un presse-papiers… Mais, que je vous dise, avant…
Il était en proie à trop de souvenirs pressants. Il craignait d’en oublier. Or il tenait maintenant à reconstituer le drame dans ses moindres détails… La vérité lui était plus nécessaire peut-être qu’aux cinq personnages qui le cernaient.
— Héléna m’attendait sous la véranda, les bras croisés. Elle m’a regardé venir sans broncher. Une statue ! Je me suis arrêté tout près d’elle, et sa pâleur m’a frappé. « Etes-vous malade ? » Elle a répondu simplement : « Embrassez-moi ! »
— Ah ! non ! non ! non ! c’est pas à moi que tu feras croire ça ! explosa Henrico. Héléna te demandant de l’embrasser, c’est de la diffamation !
— Je l’ai embrassée…
Il reçut le poing d’Henrico en pleine bouche. Ses lèvres éclatèrent de nouveau et il sentit couler son sang dans sa gorge. Il s’essuya d’un revers de coude. Cette fois, Angelo ne fit rien pour calmer son gendre : il comprenait sa fureur. Deux gifles claquèrent encore. François ferma les yeux et les subit courageusement.
— Je l’ai embrassée, répéta-t-il.
Il attendit. Mais Henrico renonça à cogner encore. Sauvage rouvrit les yeux.
— Elle a subi mon baiser. Ses lèvres sont restées closes, froides. « Entrez, François. » Elle m’a précédé. C’est alors que j’ai vu le revolver. Il n’était pas posé à plat, mais droit sur la tranche de sa crosse, le canon braqué vers la porte. Je l’ai pris et l’ai mis dans ma poche. « Vous avez bu de l’alcool, Héléna ? » « Pas une seule goutte, je vous le jure ! Rendez-moi mon revolver ! » « Pourquoi ? C’est aujourd’hui que vous avez décidé de vous en servir ? »
Sauvage suça le sang qui coulait de ses lèvres. Le devant de sa chemise était complètement rouge.
— Curieux, fit-il, mais en pénétrant dans la pièce, j’avais compris qu’elle ne me faisait venir que pour me dire adieu. Son baiser avait été un baiser d’adieu. Elle n’a pas cherché à nier. Sa résolution transparaissait sur son visage, elle était si nette que je ne trouvais pas les mots pour l’en dissuader. Je bredouillais des « Il faut attendre encore… Prendre des remèdes, il y a des médicaments… Dépression… » Elle hochait fermement la tête. « Vous le savez bien, François, que ce n’est pas une dépression. Pourquoi usez-vous de termes auxquels vous ne croyez pas ? » « En tout cas, je ne vous rendrai pas ce revolver et j’attendrai vos parents pour tout leur dire ! » « Vous pensez sérieusement que ça changera quelque chose ? J’ai tellement besoin de quelqu’un qui me comprendrait jusqu’au bout, François, de quelqu’un qui m’approuverait. J’espérais que vous étiez ce quelqu’un, mais en réalité, vous n’êtes qu’un pauvre bonhomme conformiste, comme tous les autres. Vous vous accrochez à la vie et à ses plaisirs mesquins ! J’aurais dû me douter qu’un garçon qui s’était fait installer à prix d’or la télévision ne pouvait devenir mon compagnon d’évasion… »
Sauvage saisit la main de Tziflakos. Angelo ne la lui retira pas.
— Vous dire ma désillusion ! J’ai compris à cette minute qu’elle n’avait jamais cherché en moi qu’un complice. Elle voulait que je sois l’auteur de sa mort, monsieur Tziflakos. Elle n’avait jamais eu la force ou le courage de franchir le pas, alors elle comptait sur moi.
Tonton pleura sinistrement, et cela rappela un peu les braiements des ânes dans le soir.
Sauvage avala difficilement sa salive gluante de sang.
— « Mais qu’attendez-vous de moi, Héléna ? », lui ai-je demandé. Elle est allée s’asseoir sur le canapé. « Je ne sais pas ! Je voudrais disparaître sans explications. Vous seul sauriez la vérité. Ce serait un secret qui durerait toute votre vie… »
Il se leva, repoussa le fauteuil de Tonton qui lui barrait la route et s’approcha du canapé. Il s’agenouilla devant le meuble, posa son front sur un coussin.
— J’ai mis ma tête sur ses genoux et elle m’a caressé les cheveux. Je pleurais. Il me semblait que le monde basculait. « Il ne faut pas pleurer, François, chuchotait Héléna, je ne suis pas malheureuse en ce moment. Au contraire, je sens enfin une grande douceur dans tout mon être, une grande confiance. »
Elle s’est penchée et sa main a cessé de me caresser la nuque pour descendre lentement jusqu’à ma poche. Je l’ai sentie qui prenait le revolver. Je lui ai saisi le poignet, mais j’étais sans énergie et mon bras n’a fait qu’accompagner le sien. Elle a élevé l’arme jusqu’à sa tempe. Je ne sais combien de temps s’est écoulé. Et puis le revolver est retombé sur le canapé… « Vous voyez bien que je ne peux pas toute seule ! » a-t-elle protesté.
J’ai relevé la tête. Si vous aviez pu lire cette tristesse dans ses yeux ! Tout le désespoir du monde ! Toute l’angoisse du monde ! Tout le renoncement du monde ! Et surtout, toute la supplication du monde ! Elle m’avait choisi pour ça, comprenez-vous ? Pour ça ! Pas pour l’amour, pour la mort ! Elle attendait, avec tout ce qu’elle possédait de sens, comme une femelle prête attend la décision du mâle. J’ai ramassé le revolver à tâtons. Elle m’a souri un peu. « Oui, a-t-elle soufflé, oui ! » Je ne sais plus exactement ce qui s’est passé. J’ai élevé l’arme. Sa folie m’avait gagné. Une expression de bonheur a illuminé son beau visage. Elle s’est allongée sur le canapé. « Oh ! François, a-t-elle dit, comme je vous aime ! »
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