— C’est quoi, ce bordel ? grommela le Toro, qui en avait marre de porter le vieux. Je croyais qu’on devait tomber sur la piste ?!
Parise traînait la jambe à l’arrière du groupe ; ils ne se distinguaient presque plus dans l’obscurité. Les arbres étaient hauts, touffus, bouchant le ciel et les étoiles, s’il y en avait. Ils se turent, dans l’expectative. Un silence opaque enveloppait la forêt. Le noir viendrait bientôt. Total.
Le général Ardiles comprit le premier : ils étaient perdus.
Une odeur d’humus imprégnait le sol. Ils avaient marché à tâtons, plusieurs centaines de mètres sur un terrain dénivelé, avant d’abandonner la perspective de retrouver la piste. La végétation trop dense les obligeait à faire des détours ; ils ne savaient plus où ils se situaient, si le nord était devant ou derrière eux, personne n’y connaissait rien aux étoiles, d’ailleurs ils ne les voyaient pas, et risquaient de se perdre un peu plus s’ils continuaient de marcher en aveugle. Hector Parise boitait bas, pâle comme un linge sous le masque des ténèbres. Von Wernisch, arc-bouté sur l’épaule du Toro, se plaignait de sa hanche, de ses côtes, probablement fêlées lors de l’accident ; Ardiles aussi montrait des signes de faiblesse, comme si la perspective du danger avait ravivé la douleur de son bras blessé.
Ils s’arrêtèrent entre les troncs serrés et les fougères, en pleine obscurité.
— On va attendre le jour, décréta Parise. Ça ne sert à rien de continuer.
De fait, on n’y voyait pas à un mètre. Les autres acquiescèrent, épuisés, anxieux à l’idée de passer une nuit en pleine forêt. Le briquet du Toro rendit l’âme tandis que la troupe s’installait entre les racines d’un arbre multicentenaire, dont la cime semblait appartenir à un autre monde. Ils s’étaient répété les mêmes questions sans réponse, démoralisés, pendant que von Wernisch gémissait tous ses saints, ses vieux os au martyre. Le besoin de se regrouper se fit sentir, vieil instinct grégaire.
Après l’humidité, le froid les saisit. Ils n’étaient pas équipés. Et tous ces bruits étranges autour d’eux, qui les faisaient sursauter… Ils se turent. Ardiles guettait dans le noir, fauve sans proie, emmuré dans un silence rageur qui n’augurait rien de bon. Le Toro avait fait le fanfaron un moment, il allait « buter ce pédé de Diaz », puis lui aussi avait baissé d’un ton. Il crevait de soif après cette marche forcée, et cette forêt commençait à lui foutre les jetons. On n’y voyait plus rien, la lune n’avait jamais réapparu, les étoiles avaient foutu le camp.
Le temps s’écoulait, interminable. Plus personne ne parlait. Le noir les prenait dans ses anneaux, oppressant, une masse presque physique qui semblait les écraser chaque minute un peu plus. Un sentiment que le tortionnaire ne connaissait pas l’envahit inexorablement : la claustrophobie. Un avant-goût de panique, qu’il s’agissait de tenir à distance. Le Toro ne distinguait plus les autres au pied de l’arbre où ils avaient établi leur campement de fortune. Il ne restait que l’odeur des vieillards recroquevillés, puant la peur et la mort…
— On devrait peut-être faire un feu, murmura le Picador à ses côtés. J’ai des allumettes.
— Pour se faire repérer, c’est une idée.
— On n’y voit que dalle dans cette putain de forêt, chef !
— Raison de plus pour rester cachés jusqu’à l’aube, grogna Parise.
La douleur le rendait teigneux. Un silence de plus en plus suffocant cernait la forêt, ponctué par le craquement des branches au-dessus. Des branches ou autre chose. Comme si on les guettait…
— Et si y a des animaux ? s’inquiéta bientôt le Toro.
— T’as peur de quoi, des jaguars ? railla son compère.
— Y en a ?
— Dans ton cul ! singea l’autre.
— Fermez vos gueules et ouvrez vos yeux, maugréa le chauve, d’humeur belliqueuse. On va instaurer un tour de garde pendant que les autres se reposent.
Mais dans l’obscurité, avec cette masse autour d’eux, les minutes étaient devenues des heures… Le temps passa encore. Les vieillards ne se plaignaient plus, grelottant de froid. Le vent agitait les cimes des arbres. Ils l’entendaient à peine, comme si la forêt étouffait tout. Il n’était que onze heures à la montre électronique du Toro, une contrefaçon au bracelet de cuir qui irritait ses poignets boudinés. Il pesta contre les ombres et la faim qui le tenaillaient, avachi dans un nid de fougères irritantes, pensa au derby du soir pour chasser les mauvaises pensées. Un craquement tout proche le fit sursauter… Ce n’était pas un oiseau. Trop lourd.
Il secoua son compagnon.
— T’as entendu ?
— Hein ?
— Le bruit, chuchota-t-il.
— Nan… Un écureuil, merde…
Le Picador n’aimait pas se faire peur — pas comme ça. On lui avait raconté une histoire une fois, de types en panne dans une bagnole, la nuit. L’un d’eux était parti vers le village le plus proche en quête d’essence, et n’était jamais revenu. Ses copains, restés dans la voiture, avaient alors été réveillés par un bruit mat et répétitif contre la portière : la tête de leur compagnon, parti chercher de l’essence…
— Et là ?! sursauta le Toro.
— Qu’est-ce qui se passe ? souffla Parise sur leur droite.
Le gros homme aurait juré avoir vu passer une forme, entre les arbres… Toute proche.
— J’ai vu passer un truc, souffla-t-il.
— Quoi ?
— J’en sais rien, putain !
Le Picador scruta les ténèbres, la main rivée sur son pistolet automatique, les sens aux aguets. Une série de légers craquements se fit entendre dans leur dos, comme des pas furtifs qui couraient à « huit heures » : ils se retournèrent, braquèrent leurs armes vers le noir, attendirent, le cœur battant… Plus un bruit.
Parise s’était mis debout sans prendre appui sur sa cheville blessée, les yeux dilatés.
— Il y a quelqu’un, souffla le Toro. J’ai vu une forme…
— Il fait noir, connard !
— Justement !
Les vieillards se redressèrent à leur tour, dans l’expectative.
— Qu’est-ce qui se passe ?! lança le général.
Le Picador la vit alors sur sa droite, une fraction de seconde : une ombre striée de blanc filant à toute vitesse entre les arbres. Des rayures verticales. Un putain de fantôme. Il tira trois balles coup sur coup, qui se fichèrent dans l’écorce toute proche.
— Y a quelque chose, cria-t-il, là !
— Où ?! gronda le chauve.
Il ne sentait que la poudre et la peur des autres collés les uns aux autres.
— À dix heures !
Ils n’avaient plus de repères, et l’ombre avait disparu.
— Quoi ?! s’agaça Parise. Qu’est-ce que tu as vu ?!
— Une bête, rétorqua le Picador. Une bête avec des bandes blanches… phosphorescentes !
— Ouais ! confirma le Toro.
Les fuyards ne voyaient rien, que la nuit qui tremblait.
— Vous délirez ! gronda Ardiles. Vous êtes devenus complètement malades !
Le temps resta suspendu : puis il l’aperçut à son tour, sur sa droite, spectre ou animal dont l’ombre les contournait en se déplaçant très vite.
— Là ! C’est là ! Sur la droite !!!
Les détonations claquèrent dans l’air saturé de la forêt, dévoilant un bref instant leurs visages ébahis, mais s’il y avait une forme, elle avait disparu.
— C’est le diable ! fulmina von Wernisch. C’est le diable qui nous a menés là !
Le général tâtonna en aveugle, accrocha la veste de Parise et ne le lâcha plus.
— Donnez-moi une arme ! éructa-t-il, autoritaire. Donnez-moi une arme !
Le géant se dégagea d’un revers. Ils n’avaient que trois pistolets et les chargeurs étaient restés sous le siège du Land Cruiser. Le chef de la sécurité crut alors sentir une présence dans son dos. Il hésita à tirer de peur de blesser un des siens, mais c’était sûr : quelque chose rôdait autour d’eux. Quelque chose qui ne semblait pas humain.
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