Le bout de son nez touchait presque sa joue, ses deux épaules étaient déboîtées, si bien qu'on pouvait aisément lui faire tourner les bras dans toutes les directions et même lui coller le biceps entre les omoplates. Les jambes avaient la chance d'être intactes, elles.
— Il faut le retaper. Tiens-le par-derrière ! ordonna Sam.
Comme un enfant qui emboîte des cubes, il poussa pour remettre les deltoïdes dans leur position initiale, et les os regagnèrent leur place dans un craquement indigeste. Quant au nez qui pendouillait, il ne pouvait pas faire grand-chose.
— Pas grave ça. Il ira chez le médecin demain. Des nez cassés, il en pleut tous les jours.
— Il va se réveiller quand ? s'interrogea Lionel, curieux de découvrir que lui aussi avait un jour été dans cet état.
— Dans une demi-heure, normalement. Il n'y a plus qu'à aller dans le salon, et attendre… Il m'a foutu un de ces bordels, il faudra nettoyer tout ça, et essayer de trouver une solution pour qu'il y ait moins de dégâts. Sinon dans dix jours, y'a plus rien, ici…
9
Depuis le début de la semaine, l'inspecteur n'avait roupillé que quatre heures par nuit en moyenne, aussi rien que les cernes qui lui décoraient les yeux l'alourdissaient de deux kilos.
Pourtant épuisé par le plus coriace de ses adversaires, il s'efforçait de maintenir ce rythme effréné, ne serait-ce que pour entretenir une réputation qui l'avait toujours devancé.
Cependant, ce dossier-ci n'était pas très clair. Ce qu'il ne comprenait pas, c'est pourquoi celui qui semblait en vouloir aux Wallace frappait n'importe où. Certes, qu'il ait pu massacrer leur voisin, leur chien et même leurs poissons était assez logique, si bien entendu logique il y a, mais pourquoi ce fermier ? Pourquoi cet huissier, à trente kilomètres de là ? Et ce couple, de l'autre côté de Paris ? Et puis, qu'est-ce qui a pu le pousser à remplir le vieux de détergent ? Il l'avait fait avec le chien au tout début, le bon sens exigeait qu'il le fît aussi avec les autres victimes ?
Autre point. Monsieur Wallace m'a dit qu'il ne comprenait pas comment l'homme était rentré chez lui, et là, c'est hallucinant ! Comment peut-on pénétrer chez quelqu'un, qui de surcroît dort en bas, pour ensuite lui tuer ses poissons ? À quoi cela rime-t-il ? La femme avait l'air sincère, mais l'homme doit savoir quelque chose. Il semblait distant. Ces gens-là sont la clé de l'énigme, je ne dois pas les lâcher… Et de toute façon, c'est la seule piste probante…
Il se leva d'un pas de ballerine sans réveiller sa femme, et ouvrit le dossier encore posé sur la table du living, afin de se purger l'esprit de questions préoccupantes. La lumière froide de l'ampoule du salon lui lança des bouts de verre au visage, mais une poignée de secondes plus tard, il y voyait mieux. Tellement rougis par la fatigue, ses yeux ressemblaient à deux coquelicots en train d'éclore.
« Traces de pneus : voiture commune. » Wallace avait une grosse voiture, mais pouvait très bien avoir emprunté celle de sa femme. « Le tueur chaussait du quarante-trois. » Monsieur Wallace avait un pied beaucoup plus petit, quarante à peine.
Mais malin comme il est, il peut très bien mettre des chaussures plus grandes. Non, j'extrapole un peu… Demain, il faudra relever toutes les personnes qui pourraient ressembler à cette description dans sa rue, et faire des prélèvements A.D.N. Il ne faut rien négliger… Le tueur doit avoir un double de la clé des Wallace, c'est impossible autrement. Par conséquent, il doit les connaître, il a déjà dû entrer chez eux pour mouler la clé. Ou… alors Wallace a un complice… Non… ça ne rime… à rien… Il faut… que je relève tous les g… gens qu'ils côtoient, ou qu'ils ont… côtoyés… O..oui, la… l…iste…com…
Telle une pierre dans une piscine, il sombra, et assurément ce sommeil réparateur ne pouvait lui apporter que du bien…
Chapitre 9
L'homme-animal
1
À quatre kilomètres de Saint-Quentin… Un aigle suivi par un chat à l'apparence humaine pénétraient par la porte de devant d'une propriété privée. Habilement dissimulée à l'orée d'un maigre bois, la voiture était parquée à une lieue en aval. Ils avaient grillé à peine trois minutes à travers champs pour atteindre la demeure, Yvan le félin ayant gobé au passage deux souris nichées derrière des meules de foin. Selon un ordre strict de Sam, seule l'efficacité primait cette fois-ci. Finies les plaisanteries douteuses, place à la rigueur ainsi qu'à la rapidité.
L'opération complète, de A à Z, dura moins de cinq minutes.
Pour s'amuser, Lionel avait déclenché son chronomètre sur le perron. Une minute et douze secondes pour entrer ; vingt-huit secondes pour grimper jusqu'à la chambre ; femme assommée en premier, et pavé au travers des yeux du ronfleur en neuf secondes ; découpe des jambes puis rangement dans les sacs : cinquante-quatre secondes, la partie la plus consommatrice de temps consistant à les envelopper correctement pour ne pas répandre de sang partout. Ralenti par les côtes qui se brisaient trop facilement, il mit cinquante-huit interminables secondes pour lui arracher le cœur. Mais tel un habile jardinier, il rattrapa son retard et préleva les doigts en à peine dix-neuf secondes. Une fois le matériel rangé en seize secondes, il se décrassa dans la salle de bains en quarante-trois secondes. Il stoppa sa montre dans le jardin.
— Quatre minutes, cinquante-trois secondes !! aboya-t-il, levant les deux bras vers le ciel. T'as vu ça ! Sous la barre des cinq minutes !! Essaye donc faire mieux la prochaine fois !
Record du monde !
— Magnifique, tu m'as impressionné ! admit Yvan, qui en avait pris plein les yeux. J'aurais bien aimé essayer moi, je n'ai rien fait !
— Ce sera pour la demain, répliqua Lionel qui glissait déjà entre les cèdres à l'arrière du terrain. Là, tu ne faisais qu'apprendre ! Mais fais-moi confiance, quand tu agiras, tu n'auras jamais pris un pied pareil !
Après leur départ en trombe, un frêle oiseau coloré vint se garer sur le bord de la fenêtre de la chambre. Scotchant son bec contre la vitre, il lorgna à l'intérieur puis, en un léger battement d'ailes, voleta jusqu'à la porte de devant. Une fois un rapide tour d'inspection effectué, il comprit qu'il n'entrerait pas ce coup-ci, les as du meurtre en kit avaient bien fait leur travail. Il retourna se ranger à sa position initiale pour cogner contre le double vitrage. Non, intrusion impossible. Le torse gonflé, il se plongea le bec dans son plumage soyeux pour en arracher une douillette plume jaune qu'il coinça dans la rainure du bout des ongles. Il s'immobilisa un instant, avant de fondre dans l'obscurité. Il ne chantait pas, cette fois-ci…
2
Jeudi, 5 h 15. Isolé dans les toilettes, portable à l'oreille, Warren réveilla monsieur Neil, rongé par l'envie de savoir.
— Qu'est-ce que…
— Monsieur Neil, monsieur Wallace, murmura-t-il d'une voix éteinte. Je sais, il est tôt, excusez-moi… Mais je ne tiens plus… Dites-moi que vous avez trouvé quelque chose ! Je crois que j'ai encore frappé la nuit dernière… Et plus grave cette fois-ci…
— Oui, j'ai trouvé ! s'exclama Neil d'un ton dynamité. Mon absence d'hier en était la raison ! Je ne dormais pas, ne vous inquiétez pas. J'ai fini la traduction il y a une heure à peine… impossible de m'arrêter, c'était trop étrange… Je ne peux pas vous expliquer ça par téléphone ! Passez dans la matinée… J'aurai pour vous une bonne et… une mauvaise nouvelle…
— Mais…
— Venez à huit heures. À tout à l'heure !
— M… merde, il a raccroché !
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