— Que… qu'est-ce que…
— C'est moi chéri, murmura Beth en lui massant délicatement le front à la manière d'un kinésithérapeute. Ne t'inquiète pas, tout va bien… Ça m'a fait à peu près la même chose…
— Je crois que je repasserai demain, dit l'inspecteur, feignant de partir.
— Le… non, restez inspecteur… Ça va aller… Juste tous ces événements… On… on nous en veut… Il lorgna dans le cendrier, un œil fermé. C'est… c'est ma dent ?
Personne ne lui répondit, aussi devina-t-il de lui-même en voyant que sa langue respirait le grand air alors qu'il avait la mâchoire serrée.
— Qui pourrait vous en vouloir comme cela ? reprit tranquillement l'inspecteur.
Beth accourut au secours de son mari.
— Personne en particulier. Je ne comprends pas… Nous sommes comme tout le monde, on ne peut pas nous en vouloir au point de tuer tout ce qui nous entoure !
Avide de savoir s'ils avaient des indices et s'ils pouvaient, par conséquent, remonter jusqu'à lui, Warren se mêla sans attendre à la partie. Il ne supporterait jamais les cachots humides d'un lieu crasseux, habité par une déchéance maladive et une misère inhumaine. Le combat promettait d'être serré, car les engrenages, enclenchés les uns dans les autres, ne lui offraient pas la possibilité de revenir en arrière.
— Vous… vous n'avez pas la moindre trace de ce malade ?
— Non. Il est habile, très habile. Nous sommes certains que c'est le tueur devenu tristement célèbre aux informations. Même si, cette fois, il ne lui a pas… arraché de jambe.
Beth gonfla les joues, et sa bouche formait un huit.
— Et… comment savez-vous que c'est la même personne, alors ? demanda Warren, qui tentait d'extirper adroitement le maximum d'indices.
— Là aussi, des morceaux de chair ont été prélevés.
Sacré bon sang, pensa Warren. L'inspecteur poursuivit, curieux de constater la réaction des Wallace.
— Mais plus proprement, avec un de ses couteaux de cuisine. L'homme a une partie de la cuisse en moins, découpée à la manière d'une part de gâteau.
Beth s'effaça, l'estomac retourné. L'inspecteur la regarda s'éloigner en continuant.
— Et pas une seule empreinte. Jamais de témoins… Il tenta d'exploiter Warren à fond, puisqu'il l'avait sous la main. Votre femme m'a signalé qu'il n'y avait jamais de trace d'effraction chez vous, et que même quand vous étiez en bas, il avait agi quand même, profitant de votre sommeil… Comment est-ce possible ?
Tout ce qu'avait à faire Warren, c'était de se forcer à ignorer qu'il avait vu la cassette qui l'incriminait, cette fameuse nuit où il s'était pris en flagrant délit de « meurtre de poisson. »
— Un truc de fous ! J'ai failli m'en arracher les cheveux. Et j'avoue que si ça avait continué, je serais probablement à l'asile à l'heure qu'il est… Il poursuivit, s'appuyant sur une parade riposte pour se mettre totalement hors danger. Je suis même allé voir la police, le commissariat de Beauvais. Ils m'ont gentiment envoyé promener !!
Ça marche, il note ça, il va aller les voir, ça confirmera…
— Je ne sais pas comment ce type est entré, le flou total, je n'y comprends absolument rien.
— Rien d'étonnant à cela, admit l'inspecteur, il y a dans cette affaire des faits assez irréels.
Il jeta un œil aux chaussures de Warren. Il devait chausser un petit quarante, loin de la taille du pied relevée dans le champ.
— Monsieur Wallace, nous allons mettre votre maison sous surveillance. Une patrouille restera devant votre domicile toute la nuit. Cela m'étonnerait très fort que notre tueur revienne tout de suite, il n'est pas dupe. Mais il faut veiller à votre sécurité… Vous pouvez dormir l'esprit tranquille. Nous serons très certainement amenés à nous revoir. Je vous laisse au sein votre famille, j'ai encore une montagne de paperasse à régler.
— Nous en avons tous, compléta Warren, soulagé par le fait qu'il n'était pas suspect. Ça nous envahit comme du chiendent, si on ne fait rien !
— Je ne vous le fais pas dire ! Essayez de passer une bonne nuit quand même !
— Ce sera difficile… Bonne soirée…
Warren savait ce qui lui restait à faire. Dans un premier temps, ne surtout pas dormir, parce que les deux types dehors lui tomberaient dessus telles des tiques sur un chien s'il avait la bonne idée de rejouer les légistes. Chose certaine, il avait une chance inouïe qu'un autre meurtrier sévissait à ce moment, et il l'aurait presque remercié.
Ils n'ont pas d'empreintes… Comment j'ai fait pour ne pas en laisser ? Et ce morceau de viande, découpé ? J… je l'aurais pas mangé ? Non, non… Mais où est-il dans ce cas ? Pas de sang sur mes mains, ni sur mes habits… Il faut que je fasse comme si c'était pas moi… Pas plus difficile… Non, ça n'est pas moi… L'affaire est réglée… Putain de gnome, tu vas me la filer la réponse ? Il glissa jusqu'au calendrier accroché au-dessus du réfrigérateur dans la cuisine. Je vais prendre des journées de congés… Je ne dormirai plus la nuit… que le jour… tant que je ne me serai pas sorti de ce calvaire…
Il donna un dernier coup de fil, désespéré, chez le traducteur.
Pas de réponse…
Avant de monter se coucher, il engloutit trois cachets de vitamines sans prendre le temps de respirer. Il redescendrait regarder la télévision quand Beth dormirait, si jamais elle dormait…
8
Lionel n'avait plus une seconde à lui. Le temps s'était brutalement accéléré durant ses nuits blanches. Aussi, à peine revenu de sa nouvelle R.D.A. où il avait fait un tabac en récitant son histoire qui avait au moins le mérite d'être réelle, il passa prendre Yvan avant de se rendre chez Sam.
Une fois préparé à seaux de vodka et pelletées de sédatifs, Yvan était prêt à passer à la centrifugeuse. Afin d'éviter que la tornade humaine ne vînt s'éventrer sur un crochet comme une vague le ferait sur un écueil, Sam avait aménagé différemment l'abattoir. Il avait enroulé de gros morceaux de chiffons autour des pointes meurtrières, transformées pour l'occasion en becs de canard, et avait limé les angles des tables de découpe scellées dans le ciment pour rendre les contours plus doux. Anesthésié jusqu'à l'os de tranquillisants, le maigrichon aux fossettes tranchantes et au nez raboté à la pierre ponce se laissait manipuler sans ciller.
Le phénomène, paradoxalement amplifié par le poids plume de la victime, fut météorologiquement parlant d'une violence inouïe. Des blocs de plafond se décrochèrent, les briques s'effritèrent, les ampoules explosèrent, et des paquets de boyaux de lapins furent expulsés de l'œil du cyclone à la manière d'une lance à incendie qu'on ne maîtrise plus. Les observateurs s'étaient plantés au centre pour ne pas être aspirés, et les cheveux décoiffés et polarisés de Sam le faisaient ressembler à un épouvantail qui avait eu peur de lui-même.
— La vache, ça a fait la même chose pour moi ? hurla Lionel, tellement le vacarme du vent était fort. Les quarantièmes rugissants n'étaient pas loin, en témoignait la massive porte de métal qui battait à s'en rompre les gonds.
Sam mit les mains devant sa bouche en porte-voix, s'époumonant et frisant la rupture des cordes vocales.
— Oui ! Mais en moins longtemps, et beaucoup moins violent !! Là, il va tout nous arracher s'il continue !!!
Après cinq tours d'abattoir effrénés sans avoir épargné le moindre centimètre carré de mur, l'ouragan cessa au moment où Yvan s'écroula sur le sol, la chemise arrachée ainsi que les yeux retournés. Les deux rescapés accoururent.
— Putain, on dirait un pantin ! constata Lionel, abasourdi.
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