Il se planta les mains dans les poches, regard rivé sur ses chaussures.
— Et cette odeur, sacré bon sang. Elle va me poursuivre partout. J'ai l'impression d'en être imprégné jusque dans mon froc…
Perturbé par un relent imprévu, il lâcha quelques morceaux de pain liquéfiés dans le champ. Au large trois collègues, qui inspectaient les alentours de la maison, comprirent immédiatement la raison de son haut-le-cœur.
— Ça va aller Moulin, dit l'inspecteur en lui tapotant le dos. Non, je n'y comprends rien, mais ce que je sais, c'est que notre malade se fout bien de notre gueule ! Ces doigts sur la route… Certains jouent avec des dés, lui il joue aux osselets avec des phalanges ! Il veut nous montrer qu'il s'amuse avec nous, et qu'il est le plus fort…
— Comment peut-on faire ça ? se demanda Moulin, se tamponnant les lèvres à l'aide un ample mouchoir. Découper des gens de la sorte ? Même un boucher ne le ferait pas sur un animal !
— Les psychopathes sont capables de tout, mais il est vrai que celui-là en tient une couche. Je ne sais pas d'où il sort, mais le monsieur là-haut ne fait pas que de bonnes choses quand il décide de donner la vie… Malade mental, et si intelligent à la fois… Il a accéléré la cadence en plus, et il laisse des cadavres à la pelle partout où il passe.
— Vous avez vu, elles étaient encore là…
— Quoi donc ? s'étonna l'inspecteur, qui s'apprêtait à s'installer dans le véhicule de police.
— Les empreintes de moineau ! Je n'en ai pas parlé là-bas, mais je sais que vous les avez vues.
— C'est vrai, vous avez raison, cela m'avait échappé ! Vous aviez bien fait de nous les signaler la fois dernière. Quel fait étrange ! Difficile de parler de coïncidence, cette fois, mais que penser, nom d'un chien, que penser… Il tendit un regard vers le ciel, cherchant un dieu autre que Barbe Blonde qui eût pu le conseiller. À quoi cela rime-t-il ? Ce sang au plafond, toutes ces traces dans le salon, alors que les meurtres ont eu lieu à l'étage… Il secoua la tête puis plissa les yeux, comme assailli par un brusque mal de crâne. Bon, rentrons, je dois remettre mon rapport dans la soirée, peut-être tout ceci s'éclairera-t-il avec le temps, on ne sait jamais. Quel sale boulot, quand même…
4
— Inspecteur Sharko ?
— Lui-même, répondit l'inspecteur, cousu à son téléphone depuis le début de l'après-midi.
— Inspecteur Mortier… Du nouveau. Nous avons retrouvé quelques cheveux dans le salon, et des morceaux de peau sur les dents cassées de la femme. Nous allons pouvoir pratiquer à une reconnaissance A.D.N., résultats après-demain dans l'après-midi… Pas avant… Vous savez, ces satanés incubateurs… On ne peut pas faire plus rapide… La femme… elle n'a pas été violée, juste frappée au visage, c'est tout… Enfin quand je dis c'est tout, je veux dire…
— Ne vous inquiétez pas, je vois ce que vous voulez dire… Pour l'A.D.N., voilà enfin du concret ! Nous allons savoir si votre homme et le mien ne font qu'un, mais ça, je n'en doute pas ! De quelle couleur sont les cheveux du meurtrier ?
— Châtains… Il se racla la voix avant de reprendre. Autre fait important… La femme a été frappée avec une matraque dans un premier temps. Nous avons retrouvé sur le bord du lit des traces de caoutchouc, les mêmes que celles autour du trou dans son crâne… J'oubliais… On leur a volé de l'argent. Les portefeuilles ont été retrouvés dans des arbres, au bord du jardin… Rien d'autre… Mais je vous tiens au courant si nous avons du nouveau…
— Merci pour ces précieux renseignements, inspecteur. Je vous souhaite une bonne fin de journée !
— Vous de même, quelle histoire sordide tout de même !
— Je ne vous le fais pas dire, et j'ai le sombre sentiment que ça n'est que le début d'une longue série…
Des données fraîches vinrent se greffer au dossier déjà aussi épais qu'un annuaire, bien qu'à l'intérieur ne s'amassassent rien d'autre que des faits accompagnés de conclusions parachutées.
L'inspecteur laissa sa tête tomber dans ses paumes ouvertes.
Notre homme n'est ni un violeur, ni un pervers sexuel. Il agit n'importe où, sans mobile apparent, si ce n'est de voler les membres de ses victimes. Géographiquement, il frappe au hasard, mais le coup est préparé à l'avance. Toujours des maisons isolées, en pleine campagne. Les meurtres les plus éloignés se trouvent à… cent cinquante kilomètres les uns des autres. Un fermier, un huissier, un notaire… Rien ne semble relier les trois professions. N'oublions pas la femme. Il ne s'est pas occupé d'elle comme des autres, il s'est contenté de… de la tuer, en lui arrangeant tout de même le portrait sans aucune retenue. Ça n'est pas à elle qu'il en voulait, mais à lui. Qu'est-ce qu'il fout avec les jambes, bordel ? On va bien finir par les retrouver quelque part, il doit juste vouloir s'amuser, laisser sa signature. Et cet homme éventré, sans cœur ? Le pire des trois meurtres. Il s'essuya le front. Lui qui ne suait jamais, il ressemblait à une orange pressée. Même un animal ne pourrait faire ça. Lui, il le fait, il aime charcuter ses victimes. Et ces morceaux de chair sur les murs, les traces de sang au plafond ?
Pourquoi joue-t-il à ça ? Il n'a pas peur de se faire attraper, il prend son temps, personne ne peut le voir. Où est ce fumier à l'heure qu'il est ? Qu'est-ce qu'il peut bien faire ? Qui sera sa prochaine victime ?
21 h 50. Harassé, il ferma le dossier, éteignit les lumières et rentra chez lui. Sa femme dormait dans le canapé du salon, il lui glissa une main sur le visage puis monta sans la réveiller, à quoi bon…
5
Sam et Lionel, les héros masqués du dossier de l'inspecteur, étaient loin d'aller se coucher, et venaient même de se lever. Ils se donnaient en spectacle à la R.D.A., versant des larmes artificielles comme poussées de derrière leurs yeux par des pipettes de laboratoire. Sam excellait dans cet art, aussi persuasif que Lionel qui exploitait au maximum toutes les ficelles de son ancienne activité de dépressif professionnel.
Anna n'y voyait que du feu, tout au moins le pensaient-ils.
L'observant du coin de l'œil, Sam se demandait quel sort il lui réserverait. Peut-être en ferait-il sa femelle, qui sait ? Pour l'heure, il n'avait guère de temps à consacrer à des amourettes de collégien, nombre de priorités étaient plus urgentes…
Comme prévu, le lendemain, Yvan, imprégné jusqu'à la moelle d'envies suicidaires et qui broyait le noir par paquets de vingt-cinq kilos, viendrait prendre le repas de l'amitié chez Sam. Habile apprenti qu'il était, et parce que jouer les rabatteurs constituait partie intégrante de son métier, Lionel avait réussi à le convaincre sans trop forcer. Il avait aussi trouvé le moyen de s'inscrire à une seconde R.D.A., à trente-cinq kilomètres à l'est de Paris. Question optimisation et rendement, l'entreprise ne pouvait mieux escompter, puisque les rendez-vous étaient le mercredi et le vendredi.
Pour le moment, Lionel avait d'autres chats à fouetter. Aller en touriste à Bohain, du côté de Saint-Quentin, une petite ville de moins de mille habitants, pour y dresser une liste de victimes potentielles. Il y résidait, entre autres, un colonel à la retraite ainsi qu'un inspecteur des impôts. Deux belles pièces, des cavaliers sur un échiquier de marbre.
Avant de se quitter, les complices diaboliques s'autorisèrent une halte dans un bois qui longeait une route perdue de campagne, et pas pour y cueillir des champignons. Après un repas copieux, Lionel s'envola direction Saint-Quentin la magnifique, quant à Sam, il avait encore quelques sordides affaires à régler…
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