— Arrête un peu, c'est bon, elle a eu son compte !! intervint Sam. Bon, qu'est-ce qu'il faut faire maintenant ?
Une bave plombée s'évacuait de la bouche de Lionel.
— Euh… Ah oui… On prend les jambes, et le cœur ! T'as vu, je n'ai pas oublié les règles ! Pas comme la première fois !
— Oui, ça va… Regarde ton visage… Plein de sang… Tu vas aller te le passer sous l'eau… Tu feras attention à ne pas en mettre partout dans la voiture…
— Oui, ne t'inquiète pas… Bon, passe-moi la pince et le couteau…
Il entailla la poitrine du malheureux, en remontant du nombril jusqu'au sternum. Pas plus difficile que de vider une truite. Ensuite, il écarta les épaisses parois de chair, un peu comme Moïse l'avait fait avec la mer Rouge, saisit les côtes dans chaque main puis tira de part et d'autre. Le craquement fut assez particulier et inénarrable. On pourrait peut-être le comparer à ce bruit de racine que vous entendez en vous-même quand on vous arrache une dent. L'homme, fendu en deux, plastronnait telle une carcasse de vache suspendue dans une chambre froide. Semblant vouloir profiter de l'ouverture béante pour prendre enfin l'air, les entrailles dégoulinaient de chaque côté, tandis que le cœur, cornemuse écossaise, ne demandait qu'à être cueilli. Il se l'appropria délicatement, le leva bien haut au-dessus de sa tête, tel le médecin qui montre un nouveau-né à sa mère après l'accouchement. Dans son geste, il arracha la rougeoyante aorte ainsi que la veine cave bleutée qui avaient exploité leur limite d'élasticité.
Fantastique machine mystérieuse, tellement symbolique, la pompe de la vie le subjuguait de toute sa complexité. Bouche ouverte, langue de vipère sortie, il laissa le liquide amèrement sucré ruisseler au fond de sa gorge, s'imbibant de chaque goutte comme d'une année volée à la vermine éclatée dans le lit. Moralement rassasié, il rangea le muscle délicatement dans une boîte en plastique sans oublier de refermer le couvercle. Il aurait fait un excellent spécialiste de la greffe d'organes, sans outils ni assistance.
— C'est pour toi Sam ! Tu vas bien te régaler… Si je ne mange pas bientôt, je vais devenir dingue !
— Coupe les jambes et un bras, on va en croquer un morceau tout de suite. On a le temps, tout compte fait. Y'a plus grand monde ici…
La table d'un bon pique-nique était dressée, seule la nappe décorée de myriade de pâquerettes manquait. Il sectionna limpidement les membres, sans pour autant forcer. Beaucoup plus fort que Sam, les jambes ne lui posaient plus aucune résistance désormais. Il les emballa délicatement dans les sacs-poubelles, évitant toute fuite en scotchant les extrémités. Attelé à sa mission jusqu'au bout, il s'appliquait vraiment, en vue de gommer sa lamentable erreur de tout à l'heure.
C'est un bon gars, après tout, pensa Sam.
Il déchira le bras en deux à la manière d'un boulanger qui arrache une belle miche d'un pain de campagne, s'empressant d'en offrir une partie à Sam.
— Viens, allons déguster ça en bas, dit Sam. On va profiter un peu de la maison, après tout, on est chez nous maintenant.
Il rangea le matériel dans sa gibecière, le tout soigneusement enveloppé dans du plastique. Compatissant envers ces chers inspecteurs de police, les rois du lancer de pavé laissèrent la pierre là où elle se trouvait, histoire de leur donner de quoi se mettre sous la dent à eux aussi. Ils s'affalèrent dans les fauteuils de cuir du salon. Sam posa les pieds sur la table basse, jambes écartées, Lionel s'allongeant pour sa part dans le sofa, regard tourné vers le plafond. Il dépiautait des médaillons de biceps qu'il laissait tomber dans sa bouche, bras tendu.
— Mince, raté !
Un fragment chuta à côté. Il réitéra, sans échouer cette fois-ci. Imitant des gestes de prestidigitation, il tournait ses mains sur elles-mêmes.
— Attention, plus difficile ! Applaudissements s'il vous plaît ! Allez, s'il vous plaît, pour encourager l'artiste !!
Tant amusé qu'attendri, Sam frappa dans les mains, aspirant des nerfs de la même façon qu'un malpropre le ferait avec des spaghettis. Lionel poursuivit.
— Roulements de tambour… Un, deux, trois, partez !
Il décortiqua puis lança un quartier en l'air pour tenter de le rattraper à l'aide de la bouche. Il était champion avec les cacahuètes, alors pourquoi pas avec de la viande ? De toute façon, il pouvait salir, la femme de ménage n'était pas près de reprendre ses activités ! Et puis, Sam semblait amusé de ces facéties un tant soit peu déplacées. Jetée trop fort, la friandise resta scotchée au plafond un court instant, puis se décolla lentement pour s'écraser sur le carrelage avec un bruit de guimauve mouillée. La seconde fois, encore à côté, la parcelle de triceps lui passa derrière la tête. La suivante fut la bonne, directement dans la gorge. S'éjectant de son fauteuil, il tourna en rond, index sur le sol comme s'il venait de faire un home-run au base-ball.
— Yes, Yes, Yes !! Il brandissait les deux poings. Victoire !
Sam, qui n'en pouvait plus, frôla l'étouffement, une fibre ayant pris racine au travers de son larynx. Le one man show continuait son numéro. Il se fabriqua un chapeau de papier avec le journal qui traînait sur la table, se donnant l'allure d'un capitaine de frégate. Il lançait des gourmandises par derrière son dos pour ensuite les rattraper avec ses dents de justesse, tandis que de l'autre main, il jonglait avec les doigts arrachés. Trois, quatre, puis cinq !
— Comment tu fais ça toi ? s'éberlua Sam.
— J'en sais rien, regarde-moi ça !
Ses mains se déplaçaient si vite qu'on aurait dit qu'il en avait une dizaine. Abasourdi par pareille maîtrise, Sam se prêta au jeu.
— Donne-moi les doigts, je vais essayer !
Lancés à intervalles réguliers par Lionel, ils traversèrent la pièce en vrillant avant d'atterrir pile dans les mains de Sam. Il s'essaya à ce périlleux exercice, deux doigts, puis trois, quatre, cinq. Il y arrivait !
— Incroyable, ouais ! s'écria-t-il, le visage fendu par un large sourire.
Il riait comme un gamin de dix ans, émerveillé par ces phalanges qui tournoyaient telles de magnifiques massues enflammées.
— Attention mesdames et messieurs !!
Il ouvrit la bouche, puits sans fond, et un premier doigt y tomba. Il ne prit même pas la peine de le mâcher.
— Plus que quatre… trois… deux… et, et… le dernier… Et voilà ! Tous disparus !
— Bravo, bravo !! Applaudissez plus fort, plus fort mesdames et messieurs !! jacassa Lionel.
— Maintenant, entracte ! Les artistes vont aller se reposer un peu… Rideau !
Il salua, s'avança vers Lionel pour le serrer dans ses bras.
— T'es un brave gars, mon Lionel… Allez, maintenant on va aller se débarbouiller un peu… On prendra l'argent en sortant… Quelle belle soirée !
— Vraiment géniale…
Sur ces entrefaites, ils semèrent, en quittant la maison ensanglantée, une pincée de doigts au gré du vent, histoire de laisser une trace remarquable de leur passage…
2
Chers lecteurs. Pour vous, à ce stade, tout semble parfaitement limpide, le courant d'eau coule lentement, paisiblement, et peut-être même percevez-vous des gazouillis d'oiseaux qui vont avec. Si vos sens ne vous ont pas fait défaut, si votre logique est toujours d'attaque, alors vous avez suivi sans trop de mal les aventures peu communes de nos amis.
Néanmoins, je vous demanderais juste de vous mettre à la place de l'inspecteur Sharko, en ce mardi matin glauque, le temps de trois pages. Oui, imaginez-vous un peu, vous n'êtes plus étalé mollement dans votre fauteuil, ni même dans votre lit, mais vous vous trouvez devant un palace de bois qui, naguère, avait abrité un notaire et sa femme. Un moelleux petit chalet de campagne, protégeant une cheminée rustique entourée de belles bûchettes qui ne demandent qu'à être consumées afin de vous bercer pendant vos tendres soirées. On vous prie de monter à l'étage. Vous vous attendez alors à voir une scène crue, peu ordinaire, mais vous commencez à avoir l'habitude, donc vous y allez de pied ferme. Certains ont pour métier de marier des colombes, d'autres de nager aux côtés des dauphins ou de visiter les merveilles du monde. Le vôtre, c'est de traquer des assassins, de fouiller dans les macchabées. Vous apprenez à le connaître ce tueur même si, au fond, vous ne savez absolument rien de lui. Un peu comme quand vous utilisez un téléphone, vous êtes capable de le faire fonctionner, cependant vous ignorez comment ça marche à l'intérieur, et d'ailleurs, ça n'est pas vos oignons. Cette fois, vous êtes préparé à voir un corps allégé d'une ou deux jambes. Une broutille, vous pensez avoir affronté le summum de l'horreur, vous êtes paré. C'est un peu votre millième saut en parachute, en conséquence un de plus ou de moins… Des tendons arrachés, des nerfs à vif, des morceaux de cervelle, vous en connaissez un rayon maintenant, pas la peine de vous faire un dessin ! Vous débarquez dans la chambre d'un pas de démineur, et là, qu'est-ce qui vous attend ?
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