Certainement pas un lot de six bouteilles de vin, ni un fer à friser pour votre femme. Le temps des cadeaux est révolu. Dans un premier temps, vous allez vomir en guise de bienvenue, parce que l'odeur qui règne ici, lourde comme du plomb, est celle d'une croûte en putréfaction. La scène que vous découvrez s'imprègne séance tenante dans votre cerveau aussi violemment qu'un flash en pleine nuit. Vous fermez les yeux, elle est toujours là, blanche sur fond noir. Votre esprit est marqué au fer rouge. La photo, quant à elle, est définitivement gravée dans votre album de souvenirs personnels. Vous revenez un mouchoir sur le nez, sûrement pas très propre mais tant pis, espérant que cette fois vous tiendrez le coup. Plus très rassuré, car il va falloir fouiller là-dedans ! Mais vous résisterez, car c'est votre boulot de ramasser des cadavres, même s'ils sont déjà consommés ou digérés par le temps. Sauf qu'ici, rien ne ressemblait à ce que vous pouviez imaginer. Et pourtant, Dieu seul sait que votre imagination est fertile et vagabonde. Le pavé, commun, était incrusté dans la tête comme une dent dans une mâchoire de requin. Il eût été plus facile de découvrir l'identité du corps en observant la pierre qu'en regardant ce qui lui restait à la place du visage. Plus jeune, vous aimiez donner vie à des ballons de baudruche ou à des sacs plastique, en leur peignant des yeux, un nez, une bouche en empruntant clandestinement le rouge à lèvres de votre maman ? Eh bien ici, c'était pareil sur le gros caillou. Pour décrire ce que vous voyez, vous n'employez pas de pronom personnel, du genre « il est mort » ou « il a dû souffrir », mais plutôt « c'est mort à quelle heure ? » ou « qu'est-ce qu'on va faire de ça ? » En effet, un être humain n'a-t-il pas une tête, deux bras, deux jambes, un cœur ? Ici, que voyez-vous ? Un pavé à la place du visage, une moule ouverte décorée de guirlandes de boyaux en guise de tronc, ainsi qu'une absence totale de jambes et de bras.
Volatilisés. La femme, le visage lustré tel un bronze par un cirage noirâtre qui n'était rien d'autre que son sang, était presque intacte, sauf le haut bien entendu. Vous ne pouvez pas vous rendre compte du pouvoir d'absorption que possède un matelas ! Pas une goutte sur le plancher sous le lit, et pourtant la chose n'avait plus un centimètre cube de liquide pourpre dans les artères. Combien de litres d'hémoglobine contient un corps humain ? Sept environ, pour quelqu'un de normalement constitué. Donc, heureux de vous apprendre que vous pourriez verser au moins sept litres d'eau sur un matelas sans mouiller votre moquette ! Essayez, vous verrez ! D'ordinaire, on prend un brancard pour transporter un corps, mais ici, il aurait plutôt fallu une pelle, un seau et un ramasse-cervelle, nouvel outil pour faire le ménage…
Après cette courte visite matinale, forte en émotions il faut l'avouer, vous descendez dans la salle à manger, un nom bien mal approprié pour l'heure. Rien de bien particulier dans cette pièce, si ce n'est que vous retrouvez des lambeaux de chair dans les rainures des fauteuils, des traces de sang sur le plafond, et un chapeau maculé fait de papier journal sur la table. Le rouge vous sort par les yeux et croyez-moi, à partir de ce moment, vous n'êtes plus près de manger de viande de votre vie, saignante de surcroît ; car n'oubliez pas la photo qu'a prise votre conscience lors de votre entrée dans la chambre. Non, vous ne l'oublierez pas…
3
L'inspecteur n'était plus à ses aises. Autant de monde circulait dans cette baraque que de personnes sur les Champs-Élysées un soir de quatorze juillet. Profilers sortis d'un livre de science-fiction, psychologues en quête de sensations, photographes à quatre pattes et autres ramasseurs d'indices se disputaient le moindre mètre carré. Oui, l'affaire prenait de l'ampleur, voilà pourquoi le commissaire divisionnaire avait décidé de mettre le paquet. On ne jouait plus à la bataille avec des mioches, mais au poker contre des grands. De plus, l'inspecteur n'était même plus dans sa juridiction, aussi lui avait-on largement fait comprendre que l'on n'aimait pas trop les inquisiteurs lors de son arrivée avec Moulin.
— Inspecteur Sharko ? Inspecteur Mortier ! Nous allons prendre une partie du dossier en mains ! Cette affaire-ci n'est pas de votre ressort !
Sharko entretenait une haine inexpiable envers ces pique-assiettes qui débarquaient dans son enquête comme les Américains sur la plage de Normandie, et qui, comble de l'agacement, se permettaient de lui allonger de désobligeantes remarques. Il détourna furtivement le regard, distrait par un policier qui traversait le couloir en courant pour dégobiller sur la terrasse à l'arrière, tandis qu'un sergent, plus propre, sortait des toilettes mouchoir devant la bouche. Il se ressaisit.
— Inspecteur Mortier, je vais rester poli. Ne me mettez de bâtons dans les roues, je n'en mettrai pas dans les vôtres… Soyons un peu plus disciplinés, et allons au-delà de cette guerre entre juridictions, nous valons plus que cela. Je devine aisément que vous êtes quelqu'un de très intelligent, alors ne gâchez surtout pas ça, la police a besoin de personnes comme vous… Racontez-nous plutôt ce que vous avez découvert, et avançons ensemble, et non pas l'un contre l'autre !
L'inspecteur savait y faire, et cette capacité à convaincre les gens, même les plus rebelles, constituait sa force brute. Réjoui par de tels compliments, l'homme réajusta sa cravate en allongeant son cou telle une tortue. Moulin se plaqua une main sur le visage pour masquer un sourire furtif.
— Très bien inspecteur, je vous invite à me suivre.
Il leur fit visiter la chambre des horreurs puis le musée des ignominies, pour terminer la houleuse discussion au milieu du salon. Deux heures plus tard, les deux représentants de la loi furent raccompagnés jusqu'à la sortie. Cherchant à s'accouder contre le mur, l'inspecteur Mortier posa la main sur un lambeau collé là tel un escargot sur une palissade.
— Saloperie, il y en a partout bordel !
Il jeta un œil par la porte, vert de rage.
— Picarot, venez ici… Faites-moi déguerpir illico cette horde de fouille-merde à l'entrée ! Ou je vais sortir moi, et ils n'auront pas que des coups de pied dans le cul !!
L'homme s'exécuta sans broncher. Moulin espérait ne jamais avoir à faire à ce genre de pisse-vinaigre.
— Au revoir inspecteur, dit Sharko, faisant étau de sa main sur celle de Mortier, et merci pour votre coopération. Ne manquez pas de me contacter, si vous avez des éléments nouveaux !
— Très bien, inspecteur Sharko, et faites de même ! répliqua-t-il, rangeant ses phalanges broyées dans sa poche.
Assaillis par un troupeau de micros agressifs ainsi qu'une averse de questions irritantes, Sharko et Moulin se frayèrent un chemin tant bien que mal.
— Pas de commentaires… Pas de commentaires… S'il vous plaît… Poussez-vous un peu… S'il vous plaît…
Moulin avait vidé trois pellicules complètes de photos, et chose certaine, celles-là, il ne les aurait pas rangées dans son album de mariage… Loin de la foule hurlante des suce-cadavres endimanchés et des pousse-mégots rabâcheurs de ragots, l'inspecteur dressa un bilan.
— Notre tueur devient de plus en plus professionnel, plus complexe, plus organisé. On a des morceaux de chair partout, et pas la moindre emprunte, pour l'instant tout au moins. Il devait porter des gants. Il est équipé, rien qu'à voir la façon dont il est entré. Il faudra faire le tour des armureries, quincailleries et magasins de bricolage de la région. Seul problème, des compas de découpe, ça se vend un peu partout malheureusement…
— Dites-moi que vous y comprenez quelque chose inspecteur ! gémit Moulin, larmes aux yeux. Vous savez, tout à l'heure, dans la chambre, j'ai franchement pensé à démissionner… J'aime mon métier, mais là c'était trop. Je crois que je vais cauchemarder jusqu'à la fin de mes jours…
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