Règle numéro 4 : Ne pas agir si l'on soupçonnait une entourloupe, où si les circonstances ne le permettaient pas.
Les règles suivantes, enfantines, étaient faciles à retenir.
Deux grosses heures plus tard, il errait à quarante kilomètres au sud de Paris, à Fontenay-le-Vicomte plus précisément. Plutôt habité par une clientèle huppée, l'endroit pullulait sans nul doute de ces insectes odieux qui ne demandaient qu'à être écrasés du talon. Il s'était déjà rendu à trois adresses, sans qu'aucune ne remplît les critères. La première demeure, celle d'un banquier, était plantée en plein centre ville. Il n'avait même pas rempli la fiche, se contentant de biffer la ligne dans l'annuaire. Plus en périphérie, la deuxième se situait à trois cents mètres d'un poste de gendarmerie. Bien que toujours possible, toute intervention houleuse était proscrite, la présence des moustachus à casquette bleue à proximité constituant de toute façon un critère de non-sélection. Simplicité et risque zéro avant tout.
La troisième fut la bonne. Il remplit soigneusement la fiche fournie par Sam. Il y indiqua l'adresse, le métier (notaire), ainsi que les informations suivantes.
Environnement : campagne.
Type d'habitation : chalet de bois.
Maison la plus proche : il cocha 400 mètres.
Sources lumineuses : Aucune.
Manière d'entrer : Par-derrière, baie vitrée de véranda.
Chiens : pas en apparence (il n'avait pas coché non, bien qu'il n'eût rien flairé.)
Nombre de personnes dans le foyer : il ne savait pas quoi noter là non plus. Il entendait l'homme parler, ce qui signifiait qu'il était avec quelqu'un. Il entoura Au moins 2.
Possibilité de sortir sans être vu : bonne. La maison donnait sur une départementale, mais l'arrivée d'un véhicule pouvait largement être anticipée, la campagne étant plate comme une galette des rois.
En revenant chez Sam, après avoir fait un plein d'essence — il avait fait pas moins de trois cent cinquante kilomètres dans la nuit —, il était fier tel un cheval de bois sur un manège. Les deux aiguilles de sa montre pointaient en direction du sol, et l'aube timide poignait. Sam piaffait d'impatience, mains sur les hanches.
— Alors dis-moi, que nous as-tu ramené là ?
— J'ai quatre personnes qui sont OK ! Bien situées, juste ce qu'il nous faut !
Sam frappa dans les mains pour témoigner de son contentement.
— Un notaire… un procureur… un détective privé… et un avocat… Oui, bon travail ! Je crois que nous allons faire de bonnes choses tous les deux !
— Je le crois aussi ! Je suis vraiment pressé de passer à l'acte, ça va être génial !
— Demain nous irons refaire un tour d'inspection, et je viendrai avec toi. Je veux jauger par moi-même, voir si tu as bien travaillé. Tu peux rentrer chez toi. Va te coucher, et à demain soir… Tu m'aideras aussi à trouver un moyen d'entreposer la viande. Car quand nous serons vingt, il faudra bien nourrir tout le monde… Ha ! Ha ! Ha !
Ce rire amer eut pour don d'énerver le grand-duc, qui décidément avait du mal à couler des nuits tranquilles ces derniers temps.
7
Warren, cloué dans l'ignorance par son incapacité à joindre le linguiste, avait dû jouer de fins artifices pour convaincre Beth qu'il dormirait encore dans le salon. Après avoir longuement préparé le terrain, il avait avancé qu'il préférait s'assurer que le danger ne rôdait plus, et surtout qu'il n'aurait jamais supporté qu'un malheur pût de nouveau les frapper. L'échéance de la dernière chance était mardi, et après, si rien n'avait été résolu, il devrait forcément expliquer la raison de son mariage avec le canapé. Une fois son épouse couchée, il déposa dans une assiette juste au pied du sofa une généreuse côte de bœuf, ainsi qu'un de ses poissons dans une soupière d'eau salée. Il y plongea une sonde chauffante, histoire que le roi de la mer eût tout de même une chance de vivre, même s'il finirait probablement au fond de son estomac. L'idée était d'une élémentaire simplicité : ces leurres plantés devant son nez lui éviteraient peut-être de ravager son jardin à la recherche de viande fraîche. Il avait dévoré un rat, sûrement parce qu'endormi ou dans un état secondaire, il n'avait pas eu le réflexe de se servir dans le réfrigérateur. Là, en ayant cette trousse de première nécessité à portée de main, son alter ego, celui qui agissait en traître, se laisserait sans doute berner. Il se serait bien collé les poings en pleine figure pour se punir, mais à quoi bon ? Il ne sombra pas avant trois heures du matin, et de toute façon, cela ne le dérangeait pas. Dormir était devenu son pire calvaire…
8
L'éternel 6 h 45, toujours là, fringant et pile à l'heure.
Pas de goût de sang dans la bouche… Absence de traces suspectes sur ses mains… Assiette vide par terre !! Poisson vivant, tellement heureux de nager !! Le traquenard, son propre traquenard envers lui-même, avait fonctionné ! Cet attrape-nigaud, auquel même un mouton de Panurge ne se serait pas laissé prendre, avait été d'une efficacité remarquable. Une joie démesurée, incontrôlée, l'embauma soudain. Un morceau de viande, un simple, un ridicule, un stupide morceau de viande avait suffi ! Hurlant intérieurement de bonheur, libérant des paquets de pensées malsaines, il monta sans faire de bruit puis tourna lentement la poignée. Porte fermée, paupières sûrement closes ! C'était parfait, tout allait pour le mieux ! Il alluma la télévision, l'esprit en paix, avant de se rendormir. Il avait gagné la revanche, restait la belle…
9
Dimanche, 14 h 12.
— Monsieur Wallace à l'appareil ! Dieu merci vous êtes enfin là, monsieur Neil !
— Oui, monsieur Wallace. Ça y est, j'ai mis la main sur ce fichu langage ! Du mongue !
— Du quoi ? beugla-t-il, fronçant les sourcils.
— Du mongue ! Parlé par une centaine d'individus en Guyane. En fait, ils ne vivent pas en Guyane à proprement parler. Ils résident quelque part dans l'Amazonie, en pleine brousse. Mais on en a recensé une partie aux frontières guyanaises, du côté de Saint Laurent du Maroni.
— Comment en avez-vous trouvé l'origine ?
— De vieilles connaissances… Mais là n'est pas réellement la question… J'ai sous la main la phonétique complète de ce langage. J'ai traduit les deux premières pages, difficilement, mais j'y suis parvenu… Pas évident, c'est mal écrit, pas facile de décrypter des inscriptions faites de sang et de boue… Ça n'est pas un livre des morts comme je le pensais. C'est un recueil d'expériences… Des gens y racontent probablement des aventures surnaturelles qui leur sont arrivées.
— Expliquez-vous ! De quoi s'agit-il exactement ? s'impatienta Warren, les flancs alourdis posés sur la cuvette des toilettes.
— Écoutez ceci… Première page… Attention, la traduction n'est qu'approximative, et il manque des mots. J'ai tenté de le rapprocher au maximum de notre manière de dialoguer.
— Oui, allez-y !
— « Je vois le noir… J'arrive attraper animal à poils. Moi plus fort. Moi tuer dieu du fleuve, je n'ai pas peur… » Voilà pour la première page.
— Comment, c'est tout ? dit Warren, déçu par la maigreur de l'information. Et ensuite ? Que voulez-vous que je fasse avec ceci, ça ne ressemble à rien ?
— Pas de panique. Vous avez bien vu comme moi qu'il n'y a qu'une trentaine de mots par page… La suite doit être beaucoup plus intéressante. Écoutez ça, c'est encore la même personne qui parle… Page 2… « Je mange animal moi avoir tué. Je dévore tout. J'ai faim, toujours faim. J'ai besoin de tuer animal. Pour moi survivre. Je suis pas dangereux pour femmes et enfants quand je mange. » Voilà, j'en suis arrivé à ce point.
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