Il était bien, heureux comme du sirop de menthe dans un grand verre d'eau. Cet instant devrait durer toujours, il ne devrait pas exister de lendemain, ni de lois, ni de travail. Que les odeurs des barbes à papa d'autrefois, les glaces à l'eau d'antan, que des marmots qui courent et qui dansent.
Il repensait à sa jeunesse, jadis, lorsqu'il s'amusait dans les immenses champs de blé blonds, infinis, les épis valsant sur des airs soufflés par Éole et lui chatouillant le dessous des bras.
Sam et lui constituaient leurs réserves de maïs, ils en enfournaient dans les poches de leur salopette, dans leur tee-shirt, dans leur culotte, les engrangeant tels d'habiles écureuils pour ensuite déclencher une bataille magistrale sur terrain neutre, nichés derrière des meules de foin qui sentaient bon la campagne. Puis le fermier, cimenté à ses gros godillots, soudé à sa casquette de pêcheur, les poursuivait, une pierre de granit à la place du poing. Mais il était bien trop lent pour les inquiéter, et alors ils riaient, avec des rires qui s'élevaient plus hauts que ne pourraient jamais se hisser ceux de tous les adultes réunis. Il se rappelait aussi à la saison des marrons, quand ils en amassaient des sacs et des sacs à ne plus savoir qu'en faire, le soir en revenant de l'école. Leurs cartables bourrés de parpaings de connaissance ne les empêchaient pas de faire leurs emplettes, minutieusement, religieusement. Ils les camouflaient dans leurs endroits secrets, dissimulés avec précaution derrière des paquets de feuilles rousses ou des champignons complices au milieu du bois de la mairie. Puis ils les ressortaient trois mois plus tard, en plein hiver, les exhibant devant leurs camarades comme des pièces de collection, pour ensuite les vendre dix centimes pièce.
Si vous aviez vu la queue qui s'impatientait pour dégotter ne serait-ce qu'une poignée de ces perles rares !
Oui, c'était ça, la vraie vie, pas de gratte-ciel, pas de pots d'échappement, pas de sonneries de téléphone. Il se demandait entre quelles eaux pouvait bien naviguer Sam à ce moment.
Sans doute se prélassait-il au milieu d'une île paradisiaque, bercé par des vahinés à la peau de rose et aux senteurs exotiques. Qu'est-ce qu'il aimerait le rejoindre, ils pourraient ainsi jouer, comme avant…
5
22 h 08. Lionel s'imprégnait attentivement des instructions que lui dictait Sam. Il était déçu, ce soir-là, il ne tuerait pas. Une faim aiguë lui grignotait déjà les intestins.
— Donc, ta mission consiste à me repérer deux ou trois victimes potentielles, dit Sam, lui posant une main sur l'épaule.
Tu sais que c'est un travail de confiance, ce que je te demande là ?
— Oui Sam, je le sais.
— Il faut être extrêmement discret et prudent. Tu vas te rendre de l'autre côté de Paris, banlieue sud. Suffisamment loin du village d'hier pour ne pas prendre de risques. Ton but : trouver l'endroit le plus accessible et le plus isolé, pour qu'on puisse se charger de la pourriture qui y habite.
— Ouais ! On va se la faire cette sangsue ! Je lui arracherai les boyaux !
Sans attendre, Sam lui allongea une gifle, sèche et détonante.
Lionel, ou plutôt la partie animale de Lionel, était un peu trop volatile à son goût. Surtout, montrer dès le premier jour qui était le valet de trèfle et qui était le roi de pique était une priorité, sinon il ne le contrôlerait plus, il ne les contrôlerait plus. Promis à un bel avenir, Lionel était un bon élément, par conséquent le perdre contrecarrerait ses projets à court terme. De surcroît, il commençait à l'apprécier.
— Écoute-moi bien ! On n'est pas à DisneyLand ici ! On tue pour de vrai, on ne fait pas semblant ! Tu fais ce que je te dis !
Pas plus, pas moins. Comprends bien que moi aussi, j'ai envie de tuer, mais qu'on ne peut pas faire ça quand on veut, où on veut. La police aurait vite fait de nous tomber dessus ! Nous sommes une entreprise, et toute société demande de l'organisation, de la logistique, de la préparation. Les à-peu-près n'ont pas leur place ici ! Suis-je bien clair ?
Lionel se frottait la joue, grimaçant. Toutefois ses yeux, deux châtaignes qui germaient, brillaient toujours, de compassion, de respect, de redevance.
— Oui patron ! riposta-t-il du tac au tac.
— Très bien ! Je continue… Voici les pages jaunes, un annuaire et un guide des métiers. Comme tu peux constater, il y a le choix. Notaires, fonctionnaires de police, inspecteurs des impôts, et tout le tralala. Tu pioches des adresses là-dedans, tu te rends sur les lieux, et tu étudies la manière dont on peut entrer, l'isolement de la maison, présence ou pas d'autres personnes… Voici une grille que j'ai élaborée. Tu cocheras les cases comme il faut, et rempliras les zones si nécessaire. Est-ce que cela te paraît clair ?
— Oui, c'est bien clair, j'ai compris, répéta Lionel qui retrouvait son entrain.
— Voilà qui est une bonne chose ! Suis-moi, tu as bien mérité ton repas !
D'un pas pressé, il se dirigèrent vers la grange. La tête du hibou, péché à son endroit habituel, jouait les gyrophares de police. Sam s'empara d'un sac-poubelle de dessous des lattes de bois, pour en ôter une jambe d'huissier complète, encore intacte, qui aurait presque pu être greffée sur un cul-de-jatte.
Elle pesait son poids, et cet idiot de Lionel n'avait même pas pris le temps de lui enlever le soulier verni.
— Tiens, coupe-moi ça en deux, je prends la cuisse, toi tu n'as qu'à te charger du mollet !
— Super ! Regarde-moi ça ce beau morceau !
De sa force titanesque, il arracha le membre devenu dur comme une coque de noix. La rotule explosa dans un craquement moisi avant de rouler sottement sur les planches pour terminer sa course contre le mur. Le grand-duc, spectateur émérite, hulula des pics à glace pour montrer que lui aussi aurait bien participé au festin. Sam s'empara de sa pièce de choix, facilement assimilable à un jarret de porc, puis la renifla à la manière d'un œnologue qui s'attaque à un Châteauneuf-du-Pape. Moins puriste, Lionel ne se souciait pas de ces détails, arrachant les muscles jumeaux aussi simplement que lorsque l'on décortique des cuisses de grenouille. Après tout, c'était l'identique en un peu plus gros. Il s'appliqua tout de même à déchausser le pied, il avait faim, mais pas au point de mâcher du cuir.
— Qu'est-ce qu'il pue des pieds celui-là ! Il aurait pu faire un effort, quand même !
Le visage empourpré, Sam esquissa un sourire de citrouille d'Halloween, avant d'intervenir.
— Nous en aurons encore une pour demain. Lundi soir, tu auras une nouvelle mission. Je viendrai avec toi pour voir comment tu te débrouilles, mais je ne te dirai rien, je regarderai, juste !
— Oui, tu verras, tu ne seras pas déçu ! répondit Lionel en sautillant de joie.
6
La nécessité engendrant l'efficacité, Lionel apprenait, en roulant, les règles essentielles à tenir sous peine de sanction immédiate. Elles étaient justifiées, et en plus, pas très difficiles à appliquer.
Règle numéro 1, et cela tombait sous le sens : ne jamais parler de quoi que ce soit à personne. De toute façon, lui le paumé délaissé du monde, n'avait pas âme à qui en causer.
Règle numéro 2 : toujours porter sur soi le petit bidon d'essence, le briquet et le couteau que Sam lui avait donnés. En cas de fuite impossible, il avait pour consignes de se mettre le feu au visage, puis de se faire hara-kiri du haut du thorax jusqu'au bas du ventre. Bien sûr qu'il s'exécuterait, sans aucune hésitation ! Les animaux n'ont jamais peur de mourir, ils ont juste peur de perdre.
Règle numéro 3 : ne pas oublier le cœur. Cet organe était le meilleur morceau de l'homme, donc il était pour Sam, pour lui seul. Et surtout, c'était l'image de marque de la société, sa signature inimitable, sa charte graphique.
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