— Attends chéri, j'arrive !
Baisse de tension. Dilatation des artères. Afflux de sang.
Une voix. La vie.
— Qu… qu… quoi ?
Des sons, du bruit, des pas. Légers, courts, doux. Lointains, proches. Ceux de sa femme ! Vivante ou fantôme ? Vivante !
Une clé s'enclencha au ralenti dans la serrure. Il plongea le tube dans sa poche, peut-être n'en aurait-il pas besoin. Elle était là !
Bien réel, son corps était dur comme de la pierre ! Il s'écrasa dans ses bras.
— Eh bien ! Déjà levé ? Bien dormi ? demanda-t-elle.
Les jumeaux ! Les yeux ouverts ! La peau rose comme les joues de Marry Poppins ! Il la serrait, la soulevait de terre.
— Qu'est-ce qui t'arrive ? T'es bien amoureux ? se réjouit-elle, embellie par un magnifique sourire.
— Je… je t'aime tant ! Tu peux pas savoir combien je t'aime ! Bonjour mes canards !
— Bonjour papa !
L'instant était magique, un moment de tous les jours, pourtant. Il dissimula ses doigts ensanglantés. Ne pas leur faire peur. Ils sont tous si heureux, si beaux, rayonnant d'une telle joie de vivre ! Mains dans le dos, il s'éloigna à reculons.
— Je… je redescends. Je voulais juste vous dire un petit bonjour…
Le pin craquait toujours…
Qu'avait-il tué ? Plus de chien. Un poisson n'a pas de poils.
Il avait dévoré de la chair. Quoi ? Rien dans le frigidaire. Aucun cadavre dans l'allée de devant. Là !! Sur la terrasse ! Un rat !
Immonde, charbonneux, puant ! La rate dévorée ! Peint des mêmes poils que ceux qui traînaient au fond de sa gorge. Il vomit immédiatement, proprement, derrière un buisson.
Discrétion avant tout. Sueur sèche sur le front, pensées humides lui pourrissant l'esprit, air moite circulant dans ses poumons. Il revint à lui. Ça allait mieux. Un rat, ce n'était qu'un vulgaire rat, après tout. Ça n'était pas la tête de sa femme, ni les cheveux de ses enfants. Direction le lavabo. Une coutume désormais.
Rinçage de crâne pour se purger momentanément et superficiellement de cette saleté qui l'envahissait un peu chaque jour. Il fallait que le court-sur-pattes eût trouvé. Il le fallait ! Il ne tiendrait pas une nuit de plus…
Il avait grillé sa matinée à essayer d'appeler Tom Pouce, celui qui lui dirait peut-être comment enrayer cette espèce de malédiction qui traînait dans un brouillard confus tout autour de lui et qui lui incendiait la cervelle. Pas de réponse, le pire cas envisagé, semblable au neurologue qui vous annonce que votre femme est atteinte d'une tumeur au cerveau sans vous dire si elle va y rester ou pas. Il ne tenait plus. Cette sonnerie de téléphone, cri d'un enfant qu'on égorge, allait le rendre dingue.
Il s'avança jusqu'à la véranda pour y découvrir que le soleil, brûlant et haut perché, invitait au voyage.
— Chérie, tout à l'heure je vais venir avec toi chercher les enfants à l'école. Et on part à la mer directement !
— Mais… Mais je suis en train de préparer à manger !
— Pas bien grave ! On pourra manger ça ce soir ! T'as vu le temps qu'il fait ? J'ai vraiment besoin de prendre l'air. J'ai eu une sale semaine. Et puis, ça leur fera extrêmement de bien à eux aussi. Ils adorent la plage, tu le sais bien !
— Oui, tu as raison ! répondit-elle, glissant un regard clair au travers des rideaux de la cuisine. Je vais préparer une glacière. J'ai du pain et du jambon. Oui… Ça va être bien, ça fait longtemps qu'on n'y est pas allé… Voyant qu'il filait déjà, elle l'interpella. Au fait, en faisant le ménage ce matin, j'ai trouvé des éléphants de bois sous le lit des enfants. Ils me disent qu'ils ne savent pas d'où ils viennent. C'est toi qui les leur as donnés ?
— Non, ça ne me dit rien…
Elle désigna le fourre-tout du coin de la cuisine.
— Regarde, ils en ont cinq chacun…
— Mais c'est de l'ébène ! Ça coûte assez cher ça… Où ils ont bien pu les dégoter ?
— J'en sais fichtre rien, mais il faudra régler ce problème…
Avant de grimper dans la voiture, il passa en revue coins et recoins, une habitude depuis peu. Une peur bleue des araignées l'avait gagné, et il en ignorait la raison…
3
Lionel s'était affalé doigts de pieds en éventail dans le sofa-lit de son F2 de Sarcelles, sirotant un jus de tomates à la couleur qu'il connaissait bien désormais. Dure journée en perspective.
À peine dévissé de son oreiller, il avait planifié de roupiller derechef jusqu'au coucher du soleil. Avoir trucidé un être humain ne l'avait pas particulièrement perturbé. Ni chaud, ni froid. Solidement cloisonnée derrière la barrière de sa conscience et gardée par le Sphinx intransigeant de sa raison, cette scène était lointaine et floue. Il n'ignorait pas qu'il avait commis un meurtre. Il savait aussi qu'il allait faire ses courses deux fois par semaine, qu'il ne se rendait jamais à la messe, et qu'il urinait trois fois par jour. Et alors, qu'est-ce que cela changeait ? Rien. Juste une habitude à prendre. Sam lui avait indiqué exactement la marche à suivre pour que ce fût propre et sans bavures. Sam… Celui qui l'avait débarrassé de cette pourriture qui lui rongeait les os jusqu'à la moelle. Cet homme-là était un Dieu, son Dieu ! Il lui avait trouvé un travail, disons plutôt une distraction nocturne, lui avait rendu ses illusions envolées, ses joies enfermées et sa vigueur de gamin de quinze ans. Oh, qu'il l'avait bien choisie, cette saloperie d'huissier !
Une sélection excellente, judicieuse, un grand cru dans la cave des pourritures ! Un charognard putride, dont l'unique mission se résumait à clouer des malheureux à la porte, à leur voler leur espoir, opium des pauvres. Il l'imaginait, étalant un sourire plus large que le clavier d'un piano, déguisé de son costume queue-de-pie luisant comme une carapace de cancrelat, éjecter des familles complètes de chez elles à l'aide de ses deux longues pelles à merde. Oui, à pareil cafard si triste sort. Et tout cela grâce à Sam…
Ici, en cet instant, agir de la sorte eût été impensable. Le jour, une légion de sentiments artificiels s'installait, et nombre infini de barbelés lui embourbaient sa véritable identité. Mais la nuit, quand il sentait l'aigle déployer ses ailes, lorsqu'il voyait ses sens se démultiplier, puis dès que naissait cette inoxydable envie de chair humaine, il savait que même un régiment d'infanterie ne pouvait le stopper. Il dominait le monde, avait une longueur d'avance sur n'importe qui. Il était cette semelle de militaire, capable d'écraser des fourmis par centaines, par milliers, d'un simple geste. Cet aigle majestueux, si puissant, sommeillait en lui depuis quarante ans sans avoir pu s'exprimer ! Tout était si limpide désormais, le tunnel entre une conscience ramollie et un subconscient brûlant était enfin creusé. Désormais, de trépidantes nuits l'attendraient bras ouverts.
Une fois dans les bras de Morphée, il s'envola dans ses rêves après s'être régalé des informations de 13 h 00, où, indirectement, on parlait de lui. D'illustre inconnu, il passerait bientôt à star…
4
Un cerf-volant, fascinant oiseau, dessina dans l'éther azuré des figurines couleur pastèque et coco, qui s'élevaient en tourbillonnant dans un vent chaud parfumé par les vers de Baudelaire. Sur l'horizon, ligne parfaite entre deux bleus magnifiques, une colonie de nuages floconneux partait en randonnée, poussée par les doux chants des albatros énigmatiques ainsi que par les rires abusifs d'une cavalerie de goélands sans soucis. Un chien au museau affiné, une tortue à la carapace d'albâtre, et même un hippopotame un peu traînard, gueule ouverte, constituaient la joyeuse troupe. Tout autour, des flonflons légers mêlés à des comptines imaginaires ondulaient avec la grâce d'un premier jour de printemps, berçant les oreilles malicieuses des chanceux qui savaient les écouter. Sur l'esplanade aux pavés brûlants ensablés d'or, derrière, les cris de bonheur des enfants, perchés sur des chevaux de bois, installés dans des tasses à café, ou cochers dans des carrosses de Cendrillon, s'élevaient sans peine pour rendre le moment plus magique encore. Les yeux emplis de joies ineffables et d'amours saintes, des couples rêveurs longeaient la plage en s'inondant de bisous aux ailes de papier. Warren somnolait, les mains plongées dans le sable aux grains de bonheur, massé dans le dos par les rayons tièdes du soleil et caressé aussi dans la nuque par une bise molle qui volait ses rimes au poète. La mer qui écumait au loin, faisant le bonheur des baigneurs, le berçait délicatement de sa chansonnette perpétuelle.
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