Ça a marché ! Ça a marché !! jubila Sam.
Sans mal, il le trimbala d'un bras jusqu'au salon, se délectant à l'avance de l'instant où son futur serviteur se réveillerait. Il ne maîtrisait pas encore tous les paramètres, ignorant par exemple à quel moment tuer l'animal récepteur pour que le mélange fût parfaite copie d'Hiroshima.
Les vertus salvatrices de ce procédé étaient véritablement réelles et bienfaisantes. En Afrique équatoriale, une minorité pygmée, perdue aux confins de la brousse, l'utilisait pour soigner les malades qui pleuvaient chaque jour, infectés par des virus et autres microbes tropicaux. Par un subtil mélange de sorcellerie, de vaudou et de rites, ils entretenaient santé ainsi que prospérité au sein de la communauté, et Sam l'opportuniste avait eu la chance d'être de la partie. En avisé observateur, il s'était gorgé de toute la science pour contrôler le processus, puis tomba, plus tard en Guyane, sur des gens suffisamment idiots pour expérimenter ses trouvailles. Après moult dégâts, à force d'entraînement et de cobayes, il se constitua une arme redoutable. Son raisonnement avait été enfantin : il possédait une batterie d'ingrédients, à lui de composer des recettes à l'infini. En conclusion, il découvrit qu'en empêchant le flux animal de sortir du catalyseur, et mieux, en tuant la deuxième bête pour créer une sorte de conflit inexplicable au sein même de l'être humain, il réveillait une conscience animale endormie au tréfonds de l'âme. En fait, le processus n'avait fait que défoncer une porte scellée par la raison humaine pour une cause inconnue depuis des éternités. Une fois qu'il maîtrisait la technique, il se l'était appliquée à lui-même. Dès lors, un deuxième Sam, ovulé par les entrailles de l'Enfer, avait vu le jour. Sens incomparablement plus performants, intelligence décuplée, sans omettre une irrésistible envie de chasser s'installaient en lui à la manière de l'animal qui l'envahissait petit à petit. Ce qu'il n'avait toujours pas saisi, c'est pourquoi cet état ne se manifestait qu'une fois le soleil couché, et tout compte fait, ça l'arrangeait bien. Grâce à la part animale de Lionel, son entreprise prometteuse allait-elle enfin s'ouvrir ?
4
Loin de se douter de ce qui se tramait chez l'ami de toujours de son mari, Beth ainsi que les enfants sommeillaient depuis longtemps, contrairement à l'inspecteur Sharko qui pataugeait dans une fosse à purin avec cette histoire de jambe dévorée.
Warren, quant à lui, n'avait pas encore trouvé la sérénité, dévoré par l'insatiable envie de déranger le rase-mottes en pleine nuit rien que pour savoir à quel stade il en était avec le livre. Il était persuadé que la clef de l'énigme se cachait dans ce mystique bouquin. Absorbé par des histoires qui lui ressassaient sans cesse sa propre expérience, il avala le recueil de nouvelles jusqu'au bout et s'assoupit dans le canapé, n'ignorant pas qu'une pesante épée de Damoclès se balançait au-dessus de sa tête. Il mit sa montre à sonner à 6 h 45, un quart d'heure avant que Beth, enfermée dans la chambre, ne se levât. Il pourrait ainsi dissimuler le poisson mort, et laisser couler le long fleuve tranquille de sa vie…
5
Lionel émergea enfin de sa sieste forcée. Quand la première phrase sortie de sa bouche fut « J'ai faim », Sam s'envola au septième ciel.
— Tu te sens comment ? lui demanda-t-il, impatient.
— Je… j'entends le sang couler dans mes artères ! J'entends mon cœur battre ! Il résonne dans mes oreilles !! Il se leva sans s'aider de ses bras. J'arrive même à voir dehors, dans le noir ! Regarde la souris là-bas, tu la vois ?
Sam, qui pourtant considérait sa vue comme l'un de ses meilleurs atouts, ne l'apercevait pas.
— Non ! Et toi, tu en vois une, t'es sûr ?
— Suis-moi !
Il bondit dans la cour extérieure puis aplatit le mulot avant même que la bête n'eût le temps de lever les moustaches. Il le ramassa avant de l'engloutir d'un trait, s'amusant de voir la queue s'agiter hors de sa bouche.
— T'as vu, tu me crois maintenant ! J'ai faim !
— Excellent, excellent ! T'es un chef ! Viens avec moi dans la grange !
À l'intérieur de ce vétuste bâtiment, il brandit une banderole plastifiée au-dessus de la tête.
— Lionel, je te présente ma nouvelle entreprise ! Tu es mon premier embauché ! Bienvenue !
— L'Arrache-Cœur ? Amusant comme nom ! Et ça consiste en quoi ?
— Viens d'abord te rassasier, j'ai faim moi aussi, je ne tiens plus. Je t'expliquerai une fois le ventre plein.
Il extirpa de son frigidaire deux bras presque intacts, assimilables à des baguettes de pain. Lionel se jeta crocs en avant sur le membre sans poser de questions. Alors que Sam entamait à peine le coude, lui l'avait déjà dévoré jusqu'à l'os.
— Quel délice ! Tu ne peux pas savoir comme je me suis régalé ! s'exclama-t-il en se léchant les doigts bruyamment.
— Heureux que ce repas te plaise ! Et encore, ce n'est qu'un vieux schnock à moitié pourri. Attends de goûter à du jeune ou de la femme ! Mais va un peu te nettoyer, tu as du sang partout… Il va falloir que tu apprennes à te contrôler et à rester discret. Après tu viendras avec moi apprendre les rouages du métier… Je suis sûr que cela te plaira…
Son rire, rejoint par celui de Lionel, fit décamper une grappe de passereaux qui s'étaient posés au sommet de la cheminée.
L'Arrache-Cœur venait d'ouvrir ses portes, et était promise à un avenir des plus prospères.
Chapitre 7
Les premiers clients
1
Lorsque son téléphone meugla le samedi à 8 h 25, l'inspecteur Sharko, arraché de ses cauchemars, grogna méchamment. Il s'était gracieusement offert une matinée pour récupérer les heures de sommeil que lui avait volées l'administration, et de toute apparence, on avait décidé de le pourchasser jusque dans ses retranchements. Il avait toujours promis de couper tout contact avec la tribu des moustachus en uniforme quand il était à la maison, mais sa conscience professionnelle, devenue moustachue elle aussi, réussissait toujours à reprendre le dessus.
— Oui !!
— Inspecteur Sharko ? Ici le commissaire Malabranche.
— Euh… excusez-moi commissaire, mais je… je suis un peu mal réveillé…
Il se grattait les cheveux, ou plutôt croyait se les gratter, n'ayant quasiment pas un poil sur le caillou. Stupide réflexe d'homme mal réveillé, tout simplement.
— Ce n'est rien, reprit le commissaire. C'est moi qui suis désolé d'avoir à vous appeler alors que vous êtes en repos. Mais notre homme a de nouveau frappé !
Éjecté hors de son lit, l'inspecteur se précipita dans la salle de bains, une main raclant efficacement les poils rebelles qui lui chatouillaient l'intérieur du caleçon.
— Comment ? Le tueur de l'affaire Sarradine ? s'inquiéta-t-il, oreille collée au récepteur.
— Oui ! Même millésime, mais en pire cette fois-ci. La victime n'a tout simplement plus de jambes. Arrachées…
— Fichtre ! Et ça s'est passé où ?
— À Radole-le-Lac. Il faut que vous vous rendiez sur les lieux. Les villageois sont déjà bien excités. Ils sont au courant pour l'affaire Sarradine, ils ont tout de suite fait le rapprochement, même si cinquante kilomètres séparent les deux endroits !
— Et qui a été tué, cette fois-ci ?
— Un homme du nom de Hussard. Il était huissier de justice sur Paris. Liquidé dans sa maison de campagne… Ce sont ses enfants qui ont découvert ce qui restait du corps en se levant le matin. Je ne vous raconte pas le spectacle !
— Quelle horreur… Et sa femme ? demanda-t-il à voix basse, entendant son épouse gigoter dans le lit.
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