Il tritura l'ouvrage à la manière d'un casse-tête chinois, à la recherche d'un nom d'auteur, d'une adresse d'édition, d'un nom de ville. Peine perdue.
Et ce petit vieux, il est passé où, nom d'un chien ? Il doit savoir quelque chose… C'est peut-être lui, l'auteur de ces ouvrages, il les avait trouvés si facilement, il ne travaille même pas ici en plus…
Il s'identifiait aux personnages de ces récits, mais pointe d'ironie, la partie la plus critique, celle traitant de la transformation de l'homme en animal, n'était jamais mise à nu.
Et pourquoi la nuit ? Pourquoi ces gens-là ? Le lecteur était parachuté dans l'histoire comme un pavé au milieu d'une mare, sans qu'il n'y ait réellement de début. Par contre la fin, elle, était bien présente et pas très compliquée : la mort à chaque fois du héros.
Il entama le dernier ouvrage, « Cultes et religions interdits », qui apparemment n'avait aucun rapport avec ce qu'il recherchait. Mais si l'homme aux culs de bouteille le lui avait légué, c'est qu'il y trouverait sûrement quelconque intérêt.
Le salopard, il s'est bien moqué de moi, c'est quoi ce langage ?
Griffonnées avec une substance qui ressemblait à de la graisse animale mêlée à du sang, les lettres n'appartenaient ni à l'alphabet cyrillique, ni latin, et à peine une trentaine de mots remplissaient chaque feuillet. Comble de la stupéfaction, le titre était en français, alors que les pages en papier précieux semblaient sortir directement de l'imprimerie. En parcourant brièvement la centaine de pages, il constata que les écritures provenaient de personnes différentes. Son premier réflexe fut d'aller s'enquérir une nouvelle fois auprès du cerbère de l'accueil pour voir si elle connaissait ce dialecte, mais quand il découvrit que ses yeux jardineux ressemblaient à des lance-flammes et sa bouche à une cicatrice mal suturée, il changea d'avis. Il écuma une nouvelle fois les allées, pourtant persuadé que le fantôme qui l'avait approvisionné s'était bel et bien volatilisé. Lorsqu'il s'éclipsa sans saluer, les alarmes ne retentirent pas, ce qui confirmait que les livres n'appartenaient pas à la bibliothèque. Il n'était pas loin de midi, et dénicher un traducteur devenait prioritaire.
2
En fouillant dans les renseignements, il débusqua un linguiste qui accepta de le recevoir, moyennant des coûts horaires assez déraisonnables. Parce que Warren avait maladroitement insisté sur l'urgence de la mission, l'homme avait fort habilement fait grimper les enchères pour « raisons de priorité. »
En déboulant devant la cabane de banlieue où l'individu survivait, Warren était à deux doigts de prendre ses jambes à son cou. L'endroit, sordide carton humide, interdisait à la lumière de filtrer au travers de la misère dégoulinant sur les fenêtres. Au sud, un cimetière de voitures broyées et accidentées servait de refuge à des enfants au visage encrassé et aux guêtres dévorées par les mites, tandis que sur la route craquelée, derrière, une fillette décorée de deux petites couettes courait pieds nus en chantonnant. Poussant son cerceau rouillé, elle s'enfonça dans un cloaque encombré par les ordures décomposées, où une horde de chiens bâtards reniflaient excréments et urine qui coulaient silencieusement vers des caniveaux débordants. Au fond du goulag, des cadavres à la tignasse huileuse ainsi qu'aux dents rongées par des roulées et par l'alcool de mauvaise qualité brûlaient des pneus dont l'odeur infâme pourrissait l'air. Encroûté et moribond, l'horizon qui s'étalait n'était qu'un refuge pour des montagnes de détritus hautes de trois étages et des fleuves de crachats.
Parce qu'il avait encore grillé plus de deux heures pour trouver l'endroit et que l'ouvrage taché de sang l'intriguait maladivement, il se décida tout de même à pénétrer dans la souricière. Il frappa mollement, craignant de défoncer la porte rongée par une colonie de xylophages qui œuvraient sans relâche, régalés par si délicieuse pourriture. Ses coups incertains attirèrent l'attention de fantômes au ventre bedonnant, dont les bourrelets étalaient des sourires forcés entre les boutons de leurs chemises. Dissimulés maladroitement derrière leurs rideaux, ils l'épiaient et le reniflaient à distance. Lors du grincement de la porte, Warren finit par baisser les yeux, croyant qu'elle s'était ouverte toute seule.
C'est un nain ! Ça explique en partie la taille de la cabane !
— Entrez monsieur, je vous attendais…
Le lilliputien au visage enfoncé dans une barbe hirsute marchait en se balançant comme un sumotori, et ses jambes arquées auraient fait passer Lucky Luke pour un cow-boy du dimanche. Forcé de se baisser en entrant pour ne pas se cogner la tête, Warren s'empressa de s'écraser sur un tabouret. Le propriétaire ne s'assit pas, mais c'était comme s'il l'était. Sur une bonne moitié de la pièce qui servait à la fois de salon, salle à manger, chambre et cuisine, étaient empilés sans soin des ouvrages de toutes tailles. Oscillant avec finesse entre les livres, des cafards mal habillés partaient faire leurs emplettes aux pourtours des écuelles qui traînaient sur le sol, traversant sans casque des paquets de poussière étalés telles des mines antipersonnel. Le local, quasiment irrespirable, était criblé de grappes de sueur qui pendaient aux murs fissurés tels des insectes sur un tue-mouches. La politesse étant le trait des hommes de classe, Warren s'expliqua, bien qu'intimement persuadé que la quête était perdue d'avance.
— Voici ce dont je vous ai parlé au téléphone… J'aimerais avoir votre avis sur la signification de ce bouquin.
Délesté des convictions qui l'avaient traîné jusqu'ici, il lui tendit cependant le recueil. L'homme s'en empara d'une main couleur charbon, plus longue que son avant-bras.
— Couverture classique, titre en français, pas de nom d'auteur…
Merci, j'avais remarqué , nota Warren intérieurement.
— Regardez à l'intérieur maintenant, vous allez comprendre la raison de ma venue ici ! s'impatienta-t-il, à la limite de prendre ses cliques et ses claques.
— Surprenant ! Vraiment surprenant !! s'exclama le type, vissant son regard de vipère au manuel.
Ses doigts déformés et noueux caressaient abusivement les caractères en relief, tout en s'imprégnant de la prestance dégagée par ces mots.
— Ça vous dit quelque chose ? releva Warren aux aguets.
Le petit bonhomme ne répondit pas, subjugué par la force qui émanait de l'ouvrage. Warren lui posa une main pressante sur l'épaule.
— Monsieur, ça vous dit quelque chose ? insista-t-il.
— Heu… Excusez-moi ! Dites-moi où vous avez trouvé ça !
— C'est un bibliothécaire qui me l'a remis. Le plus étrange, c'est que cet homme a disparu ! Je l'ai vu, de mes yeux vu, prendre ce bouquin sur un rayon, mais on m'a affirmé là-bas que ça ne leur appartenait pas !
— Ce livre ressemble à un livre des morts… mais je n'en avais jamais vu un comme ça… Je ne savais même pas que ça existait à l'état libraire. Si étrange, ces écritures écrites avec les doigts sur du papier aussi précieux que celui-là. On dirait…
— Que le livre a d'abord été créé, puis que les mots ont été rajoutés après !
— Oui, exactement !! J'ai déjà eu affaire à ce genre de recueil, si je puis l'appeler comme ça. C'était au Mexique. On avait retrouvé, dans des temples mayas, des fresques rupestres sur lesquelles se trouvaient des mots peints en utilisant de la boue et du sang. Le sang assure la persistance des écrits dans le temps, car la boue seule ne suffit pas. Plusieurs individus y avaient rédigé leurs dernières pensées, afin d'avoir l'esprit purifié avant de mourir sacrifiés pour leur Dieu.
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