— Monsieur ? Dans le cadre d'une thèse sur le sommeil, je recherche des informations sur le somnambulisme… Il marqua une pause, le temps de laisser descendre le type, et reprit. J'ai cru entendre dire que certaines personnes, des adultes, faisaient des actes étranges pendant la nuit, et cela indépendamment de leur volonté… Comme allumer toutes les lumières, et repartir se coucher sans se souvenir le lendemain… Auriez-vous des livres sur le sujet ?
Le sexagénaire réajusta ses lunettes à double foyer sur la patate qui lui servait de nez. Warren avait craint que celui qui aurait dû être à la retraite depuis dix ans ne le prît pour un fou de poser ce genre de questions, mais apparemment il y était accoutumé. Doigt levé, comme le font les golfeurs pour connaître le sens du vent, le petit rabougri au pull de laine rubis l'invita à le suivre.
Il sait , pensa Warren , il va me trouver quelque chose ! Une bonne affaire que je n'aie eu les rendez-vous que dans l'après-midi…
Dos voûtés, des lève-tôt de tout âge dévoraient les écrits à la couverture poussiéreuse et aux pages fossilisées, tandis que d'autres, regroupés en cénacles, partaient à la recherche des secrets de la vie ainsi que des mystères des époques passées.
Ces rangées d'ouvrages, qui discutaient entre eux dans des chuchotements intemporels, imprégnaient Warren de leur caractère soporifique et intact, le faisant regretter de ne pas être venu dans ce royaume spirituel dans de meilleures circonstances. Évoluant avec aise entre les anthologies, les corpus d'inscriptions latines, les épitomés et autres psautiers, l'inusable vieillard piochait, de ses mains polies par l'âge, caressait, puis remettait les bijoux à leur place. Ses os ramollis qui grognaient ne l'empêchaient pas de voltiger sur les échelles à la façon d'un trapéziste, pour dégoter des trésors que Warren ne voyait même pas d'en bas. La moisson terminée, il posa trois manuscrits sur une table en ronce de noyer. À deux pas de se retirer sans décrocher un mot, il fut stoppé par Warren, interloqué par si impressionnante maîtrise.
— Excusez-moi, monsieur ! Juste une petite question… Comment faites-vous pour connaître l'emplacement de tous ces livres ?
Le bonhomme au regard bleu-pacifique découvrit des dents semblables aux touches d'un piano à queue, laissant planer l'impression qu'il avait vieilli de dix ans depuis tout à l'heure.
— Vous savez, cela fait quarante-huit ans que je travaille ici. Ces livres, ils sont ma vie. Je les aime, vous comprenez ?
— Je vous comprends monsieur… Je vous remercie pour votre aide…
— Sachez déchiffrer les mots… Imprégnez-vous de l'âme de l'auteur, cherchez au plus profond de votre être, et vous aurez les réponses à toutes vos questions…
Ses mots s'évaporèrent et l'homme fondit au bout d'une avenue sans se retourner. Warren inventoria ce que lui avait pêché le mystérieux individu. « La part de l'animal », « Cultes et religions interdits » et … « La linotte mélodieuse ! »
Mince, il a su comment pour l'oiseau ? Cette fameuse linotte, qui a pratiquement cassé la vitre chez le vétérinaire ? Et celle que j'ai vue sur le rebord de ma fenêtre, l'autre fois, et qui a bien failli me croquer la main ? C'est quoi cet oiseau, je rêve ou quoi ?
Livres sous le bras, il s'aventura dans le labyrinthe à la recherche du Minotaure de l'accueil, qu'il ne trouva qu'après être passé une bonne dizaine de fois dans la même allée.
— Pardonnez-moi, madame ! Je recherche un monsieur d'une soixantaine d'années, petit avec un pull-over rouge. Il m'a donné ces livres…
La femme hommasse, aux traits sévères et aux cheveux filasse, feuilleta les pages du bout d'un ongle cassé.
— Je ne connais pas ce monsieur ! aboya-t-elle fermement.
— Mais.. mais il travaille ici ! insista Warren.
— Vous vous trompez ! Je ne le connais pas, je vous dis ! Nous sommes neuf à travailler ici, et il n'y a personne de plus de cinquante ans ! Et pas plus de monsieur avec un pull-over comme vous dites ! Quant à ces livres, il n'y a pas le tampon de la bibliothèque. Ils ne nous appartiennent pas. Regardez… pas même de nom d'auteur, ni de pagination. Vous pouvez repartir avec !
— Mais il les a pris dans vos rayons, je vous l'assure ! insista Warren, comme pour tenir tête à ce taureau qui écumait presque.
— Impossible monsieur !!! Excusez-moi maintenant, je dois classer ces ouvrages… Et cette saleté d'oiseau qui n'arrête pas de piailler, où se cache-t-il ?
En houspillant, elle s'effaça derrière un gratte-ciel de livres, tête et poing levés. Il est vrai qu'un volatile s'amusait à perturber le silence cathédral.
Je ne sais pas ce qui m'arrive, mais cet homme y est pour quelque chose. Nom d'une pipe, je nage en pleine folie !
Il avait beau naviguer entre les écueils de la dérision et les coraux de l'incompréhension, les grimoires, eux, étaient bien réels. Hors de portée du buffle censé accueillir gentiment les visiteurs, il s'installa, un poil rageur.
La linotte mélodieuse… A-t-on idée d'écrire un bouquin complet sur un sujet aussi stupide ?
Attaquée par les méandres des années, la couverture s'effrita entre ses mains, et à l'intérieur de l'ouvrage, les lettres avaient été tapées avec une machine à écrire archaïque à laquelle il manquait les C. Il lécha le bouquin du regard avec la conviction d'un cul-de-jatte au départ d'un cent mètres. Le papier terni, fine feuille de cigarette, frissonna au passage de ses doigts, et lorsqu'il se rendit compte que toutes les pages étaient identiques, sa mâchoire inférieure se décrocha autant que ses yeux s'agrandirent. Un recueil de presque cent pages, avec seulement trente lignes différentes ! Faire rimer les verbes faire et valoir eût été plus facile que d'y comprendre quelque chose à ce qui se tramait ici, mais quitte à nager dans la démence, autant continuer jusqu'au bout.
« La part de l'animal », lui, semblait classique. Tout au moins, les pages étaient différentes, mais toujours pas de nom d'auteur, de titre de chapitre ou de numéros. Avaler d'une traite pareil pavé aurait nécessité plus d'une journée, hors lui ne disposait en gros que de quatre heures. Pour hâter le pas, il ne s'imprégna que d'une ligne sur deux. De toute façon, le récit était aussi plat qu'une campagne de Lorraine, et on ne peut pas dire que les allégories et autres oxymorons, qui forcent à réfléchir, foisonnaient.
Ses yeux détalaient sur les mots, chevauchaient les phrases, consumaient les pages, si bien qu'en deux heures, il avait digéré la moitié de l'ouvrage sans même s'en apercevoir, envoûté malgré lui par le récit. Certes mal écrites, les histoires, présentées sous forme de nouvelles courtes, tissaient une ambiance crue et effrayante. L'une peignait l'histoire d'un montagnard qui se levait la nuit pour dévorer ses propres broutards. Inconscient qu'il était le seul responsable de ce massacre, il partait à la chasse au loup pendant la journée pour tuer la meute imaginaire qui décimait son élevage. Il finit par se tirer une balle dans la tête, le matin où il trouva une fillette de huit ans au visage décharné dans son lit. Il sut que c'était lui, parce qu'un œil lui était resté en travers de la gorge et l'avait sorti de son état somnambulique et pseudo-animal.
Plus irréelle, une seconde allait jusqu'à la transmutation de l'homme en léopard. Le type s'était réveillé dans un zoo, le bras dévoré par une lionne mécontente qu'un invité lui prît la vedette. Faute de temps, il se força à arrêter, se réservant le reste pour plus tard.
C'est de la pure fiction … Et ce qui m'arrive, c'est de la fiction peut-être ? Et si c'était un tant soit peu réel ? Bien sûr, l'auteur a pu broder autour, pour rendre ses histoires plus effrayantes, mais la nouvelle du type qui tue des veaux, c'est moi en pire, c'est tout…
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