Warren écarquilla les yeux, dressa les oreilles et releva ses babines, comme l'aurait fait Pepsi.
— Les pointes ont traversé le cœur, qui s'est immédiatement arrêté de battre. Pensez-vous, avec un coup pareil ! Une honte…
Pauvre bête, pensa-t-il à voix haute.
— Mais… mais c'est immonde ! dit Warren, se cachant les yeux de ses mains grandes ouvertes.
— Attendez, ce n'est pas tout, se permit d'ajouter le spécialiste, dépité par l'état de dégoût avancé de Warren. J'ai retrouvé une quantité énorme d'eau de javel dans le corps du chien. Un bon litre et demi. La dose lui a été administrée par la bouche…
Warren sentit sa tête, remplacée par une enclume depuis quelques jours, partir vers l'arrière. Il planta une main hésitante sur la table d'opération pour éviter de s'effondrer. Le vétérinaire, professionnel avant tout, s'enfonça dans ses explications.
— La javel a immédiatement commencé son travail. Elle a tout brûlé et digéré sur son passage. Désolé de vous dire ça, mais votre animal n'avait plus d'intestins, ni d'estomac, ni de foie ! Si on l'avait laissé un jour de plus comme ça, il se serait craqué comme une outre dès que vous auriez essayé de le porter, totalement liquéfié de l'intérieur. Je suis navré monsieur, mais quelqu'un vous veut du mal…
Des étoiles pétillantes s'accumulaient puis se dandinaient à l'arrière du crâne de Warren, et sa cervelle, phare breton au milieu des flots déchaînés, pulsait. Dans un infime moment de lucidité, les grains de café qui lui servaient d'yeux aperçurent, malgré un épais marc qui lui voilait la vue, un passereau sur le bord extérieur de la fenêtre teintée. Il crut reconnaître la magnifique linotte de la fois dernière, qui le fixait de ses deux gouttes d'huile. Le volatile impatient tapait de son bec de chêne contre le carreau, entamant un ouvrage improvisé de démolition. Le vétérinaire, qui l'avait vu aussi, se dirigea vers la vitre et claqua dans ses mains noueuses en houspillant. Rien n'y fit, l'oiseau cogna de plus belle, poinçonna le verre pour y graver sa signature. Telle la libellule, il voleta une poignée de secondes sur place, puis finit par s'effacer en piaillant avec rage.
Merde, mais c'est quoi cet oiseau ? Qu'est-ce qu'il me veut ? pensa Warren, nourri par la vive impression d'être surveillé par l'indiscret volatile depuis quelques jours.
— Incroyable ça, on se fait attaquer par des oiseaux maintenant ! gronda le vétérinaire, poing collé à la vitre.
Regardez mon carreau, je vais devoir le changer… Il s'installa derrière son bureau. Monsieur, vous pourrez repasser pour prendre l'urne cinéraire de votre chien dès demain, si vous le désirez. Je vous souhaite du courage, beaucoup de courage, et une bonne journée quand même…
Après avoir réglé, Warren disparut sans ajouter un mot, qui de toute façon aurait été une plainte. Qu'allait-il faire maintenant ? Qui serait le prochain ? Ses fils, sa femme ? Il en avait assez d'errer de Charybde en Scylla, aussi décida-t-il d'avertir la police. Comme prévu, on lui rit ouvertement au nez, lui conseillant avec ironie d'aller voir la S.P.A. ou une diseuse de bonne aventure. C'est alors dans ces odieux moments où l'on a envie de crier à l'aide qu'on se retrouve la bouche cousue.
Le soir déboulait, de son pas certain, implacable, et il était impossible pour le couple d'enrayer la mécanique du temps.
Beth et Warren redoutaient désormais de s'assoupir. Les deux aiguilles de l'horloge s'étaient coalisées pour recommencer un nouveau tour de manège, alors qu'ils s'étalaient tous les deux dans leur lit, télévision allumée et deux battes de base-ball sur la moquette en guise de livre de chevet. Ils avaient installé les lits des jumeaux dans leur chambre, suffisamment spacieuse pour accueillir une colonie de vacances. Les marmots caressaient les étoiles, Beth bouquinait ou plutôt tournait les pages, tandis que lui fixait le plafond de son regard vitreux. Il cherchait. Quoi, il ne le savait pas, mais il cherchait. Une idée, la première depuis cinq jours, lui foudroya miraculeusement son esprit embourbé.
— Mon caméscope !! aboya-t-il, surprenant Beth qui en laissa tomber son roman sur les hanches.
Comment ne pouvait-il pas y avoir songé avant ? C'était si trivial ! N'importe qui de moitié moins intelligent que lui aurait eu ce réflexe dès la première nuit.
— Quoi, ton caméscope ? répondit-elle, lorgnant les enfants pour voir s'il ne les avait pas arrachés de leur sommeil.
— Beth, tu n'aurais pas pu me donner l'idée ? Je vais le planquer en bas, le mettre dans la vitrine face à l'aquarium ! Le fumier ne s'y attendra pas. On aura ensuite qu'à amener la preuve à la police ! Il est cuit !
Il dévala en trombe sans même attendre qu'elle ne lui répondît. Il sortit l'engin d'un des meubles du salon : une caméra numérique dernier cri, un bijou capable de filmer pas moins de six heures de suite. La batterie était chargée à bloc, il prenait toujours cette précaution à chaque fois qu'il avait utilisé l'appareil. Le stratège installa son piège minutieusement. Il laissa la lumière baigner le salon — cela n'avait jamais empêché l'intrus d'agir de toute façon —, grimpa puis ferma la porte de sa chambre à clé, téléphone et armes à portée de main. Le petit écran et la lampe de chevet éteints, il se blottit contre Beth, et ils finirent enfin par sombrer…
7
Pour Sam, la R.D.A. du jeudi soir touchait à sa fin. Usant tant de méthodes judicieuses que d'artifices imparables, il avait finement bluffé Lionel, si bien que le lendemain soir, ce paumé viendrait manger chez lui, sur quoi il pourrait déclarer officiellement son entreprise ouverte. Son ambition n'ayant d'égale que sa classe, ses objectifs à court terme auraient effaré plus d'un grand patron. Déjà orchestrée comme une horloge atomique dans sa tête, la suite des événements entraînerait immanquablement les cochons et vautours qui pourrissaient la planète vers une issue fatale.
À peine à dix kilomètres du centre, il s'invita dans une route de campagne et s'autorisa une pause déjeuner. Cette fois, il s'était armé de réserves dans son coffre. Il était vraiment temps que sa société démarrât, il en avait marre de mâchouiller du petit vieux et de faire lui-même le sale boulot…
8
6 h 15. La sonnerie stridente et malvenue de sa montre éjecta Warren du lit. Il s'était réservé trois quarts d'heure pour visualiser le film de la délivrance, espérant pour la première fois que « Le Horla » se serait manifesté. Il ne leva les yeux vers l'aquarium qu'au dernier moment, pour entretenir un suspens malsain. Il flottait ! Un cadavre flottait ! Le visage empourpré, les yeux incendiés, il se rua sur sa caméra. Elle ne filmait plus.
Normal, ça faisait plus de six heures… Faites que ça ait marché, je vous en supplie !
Il brancha le système sur la télévision qui vomissait un flot ininterrompu de parasites bleutés, puis déclencha l'appareil. On apercevait parfaitement l'aquarium, l'heure en bas de l'écran indiquait 00h25mn32s
. Le tueur était quelque part sur la bande, pris au piège. Il appuya sur « pause », le temps d'aller vérifier que toutes les portes étaient correctement verrouillées, simple précaution. Paré pour visionner le film le plus monotone et paradoxalement le plus effrayant de toute sa vie, il enfonça le bouton « avance rapide. » Le chiffre des secondes tournait à un bon rythme. Warren avalait les images, attentif au moindre détail, même si on peut dire que le film ne présentait pas un casting de rêve. Six heures de défilement, le même aquarium, les mêmes poissons, et ce satané silence de mort… Tu vas te pointer ? Allez viens ! Je t'attends mon salopard. Viens dire bonjour à tonton Warren !
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