Fin limier qu'il était, pas moins ravi d'avoir compris un processus que même un caillou aurait deviné, Moulin conclut fièrement.
— Notre assassin aurait détourné l'attention de la victime, lui aurait lancé un marteau ou quelque chose de similaire en pleine tête, et se serait précipité sur lui pour l'achever !
— Bien Moulin, bien ! Un sourire moqueur et élastique étira les lèvres de l'inspecteur. Nous avons bien progressé… Il faut dire que notre assassin n'a pas été trop judicieux, en laissant plus d'empreintes ici que sur le visage de la Sainte Vierge à Lourdes. Mais reste le plus important à découvrir… Le mobile !
Il appela un second policier qui fouinait du côté du chemin de terre. Le moustachu accourut en peinant autant qu'un cosmonaute, tellement ses galoches engrangeaient de bourbe sous chaque foulée.
— Alors, quoi de neuf, là-bas ? demanda l'inspecteur, tendant un furtif regard vers la meute qui s'agitait le long de la communale.
— Intéressant… La voiture venait de notre droite… On le voit aux traces de boue, à l'entrée du chemin. Après le meurtre, elle a fait marche arrière, et est repartie dans la même direction.
Le dessin et l'épaisseur des pneus sont ceux d'un véhicule tout ce qu'il y a de plus classique. J'ai plâtré des empreintes pour le labo. Rien d'autre…
— L'homme connaissait la victime ! avança le légiste, sûr de lui.
— Nous vous écoutons, monsieur Legal !
— Mais oui, il est venu spécialement dans ce trou paumé pour trouver notre homme. Il l'a tué, et est tranquillement reparti d'où il venait, comme si de rien n'était ! Sinon, pourquoi serait-il venu comme par hasard jusqu'à ce champ, pour ensuite rebrousser chemin ? Non, il voulait régler ses comptes.
Cette hypothèse justifiée plaisait au commissaire. Les maillons s'enchaînaient logiquement, seul manquait le fermoir.
— Ce qui me chiffonne, c'est cette jambe, à moitié déchiquetée. Vous avez noté des traces de mâchoire. À quoi cela rime-t-il ? Si notre assassin voulait simplement tuer la victime, le coup à la tête était amplement suffisant, non ? Là, on dirait du cannibalisme ! Je pense que nous avons affaire à un sacré malade… Photographiez-moi en gros plan la blessure s'il vous plaît… Bon OK, ça suffit pour le moment…
Il siffla et fit signe à deux ambulanciers au faciès patibulaire de rappliquer. Ils allongèrent presque banalement le corps sur un brancard sans prendre la peine de le couvrir, piétinant son champ de la même façon qu'ils piétinaient son droit à reposer en paix dans un beau cercueil. L'équipe quitta l'endroit, tandis que des policiers restaient pour le baliser. Midi pointait, aussi l'inspecteur s'offrit-il une omelette paysanne au café…
2
Dans l'après-midi, la pauvre veuve fut moins bavarde qu'un muet à la bouche cousue. Les événements lui échappaient complètement, et sa raison de femme pastorale avait préféré lui dissimuler la triste nouvelle que de la lui divulguer ouvertement. Enracinée dans de profondes habitudes, elle avait préparé un repas pour son mari, une revigorante assiette d'endives, et se régalait de son retour, assise seule sur une imposante table qui aurait pu accueillir vingt personnes. Son regard hagard en disait long sur ce qu'elle deviendrait sans sa moitié.
Encore une malheureuse qui va finir enfermée dans une maison de fous , pensa-t-il, blessé par une telle injustice.
Il sillonna à la manière d'un troubadour sans un liard les ruelles du village meurtri, s'évertuant à glaner çà et là des renseignements plus significatifs. Tant amoureux que respectueux d'une nature si ouvertement dénigrée par la société, les Sarradine menaient une existence paisible de labeur, accueillant comme une grâce de Dieu chacune des récoltes que la terre leur confiait. Somme toute, ces paysans ne pouvaient pas avoir d'ennemis. La moisson d'indices de l'inspecteur ressemblait à celle d'un champ de blé incendié. Personne n'avait vu de voiture suspecte ou entendu quoi que ce soit, à part une horde de chats se battre pour une femelle engrossée.
Pensez-vous, un meurtre qui se produit en pleine nuit, au milieu d'un terrain sans vie, à deux kilomètres d'un village fantôme.
Le plus surprenant était cette blessure à la jambe, aberration non négligeable qui tombait là comme un morceau de verre sur un disque de Mozart. Comptant sur la perspicacité du légiste, et parce que, pour l'heure, il estimait en avoir assez fait, il contacta le poste, signalant qu'il rentrait chez lui. C'était le jour de leur douzième anniversaire de mariage, et une table dans un trois étoiles, « Les Colombes Bleues », leur était réservée. Ce soir, pour une fois, il avait décidé de s'amuser…
3
Resté les yeux grands ouverts la nuit précédente, Warren avait planifié de plonger directement sous la couette après sa journée de labeur. Mais tout compte fait, conscient qu'il ne pouvait pas continuellement traverser les journées de Beth comme un fantôme sans substance, il préféra profiter de sa famille. Tous s'installèrent dans le salon, les jeunes devant la télévision et les deux tourtereaux sur le canapé. Il glissa amoureusement le bras autour de sa femme, un peu comme on le fait au cinéma pour un premier rencard. Ce qu'il aurait aimé revenir quelques années en arrière, quand ils s'étendaient rien qu'à deux sous une épaisse couverture au pied de la cheminée, et qu'ils se racontaient leurs rêves d'enfants à la lueur délicieusement chatoyante des flammes coquines. Le visage de Beth, plus pur qu'une mine de diamant, s'éclairait alors tel un lampion de nouvel-an. Pourtant pas si loin que cela, cette tranche de bonheur avait sombré au fin fond de ses souvenirs évanescents, et avait été remplacée par les espérances chimériques de retrouver un jour pareil plaisir. Pupilles soudainement rétractées, il replongea dans la réalité, décroché de ses pensées par un éclat de rire des jumeaux.
— Je suis bien content pour Tom tu sais. J'ai décidé de passer une bonne nuit. J'en ai besoin… Après le film, je me couche… Tant pis pour les poissons…
— C'est peut-être fini cette histoire, non ? dit-elle en regroupant ses deux mains pour simuler un oreiller sur l'épaule de son époux. Regarde, rien la nuit dernière, c'est plutôt bon signe ?
— Espérons… Mais tu sais, c'est parce que j'étais là. J'en suis sûr ! Je n'ai pas dormi, et bien entendu… que dalle…
Les paupières marines de Beth noyaient le plafond de leurs reflets cristallins. Pensive elle aussi, elle se recroquevilla, déposant ses jambes fragilisées par l'angoisse sur la banquette.
Warren lui caressa le dos. Sa peau, de la douceur du lait de coco, était pourtant glacée comme un iceberg. Elle frissonnait.
— Qu'est-ce qui ne va pas, ma chérie ? s'inquiéta-t-il.
— Cette histoire de poissons… Elle me donne la chair de poule. C'est si étrange…
Un calme olympien s'ensuivit. Le cocker, chargé de vie, débordant de bonne humeur, vint se joindre à la troupe presque endormie. Il installa son museau de laine sur le bord du fauteuil, ses babines huileuses s'étalèrent alors en crêpes de chaque côté.
Malignes, chaleureuses, ses agates de cacao quémandaient une caresse. Beth l'aimait, elle se confiait à lui chaque fois qu'elle se sentait seule, et il comprenait toujours. Elle passa la main sur sa truffe en chocolat, qu'il renifla et embrassa à sa manière.
— Si cela recommence, je prends demain après-midi une journée de congé, dit Warren, chatouillant à l'aveugle les flancs du fringant animal. J'emmènerai le poisson mort chez le vétérinaire. J'aurais dû le faire depuis le début. Il fera… je sais pas trop… une sorte d'autopsie, et on saura…
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