Gratifié d'un cerveau de coton à la naissance, le laboureur ne devina pas l'arnaque. Tout juste eut-il tourné la tête que le cric vint lui chatouiller méchamment l'arcade sourcilière. Il s'écroula, plus lourd qu'une charrue, et son crâne déformé s'enfonça de vingt centimètres dans la boue. Sam se précipita pour éteindre les phares du coude puis fondit sur le corps immobile, gueule en avant. En moins de temps qu'il ne le faut à de l'eau pour bouillir, il lui dévora une partie non négligeable de la cuisse. Les morceaux, arrachés à la va-vite, s'amoncelaient tout juste mâchés dans la poche de son estomac gargouillant et enfin satisfait. La viande était plus tendre et indéniablement plus savoureuse que celle du vieux . Et encore, il doit y avoir mieux, une jolie jeune femme, la psychologue par exemple ! pensa-t-il, le visage empourpré jusqu'au front ainsi que les cheveux bigarrés par l'hémoglobine. Il se frotta proprement sur l'épaisse chemise à carreaux du boucanier, remonta la fermeture de son fin blouson jusqu'au col, avant de regagner tranquillement la nationale. Entraîné par un air de « Yellow Submarine » qui passait à la radio, il se trémoussa sur son siège, alors que la musique sonnait comme une petite voix au loin dans la campagne somnolente qui ne témoignerait jamais de ce qu'elle avait vu…
Chapitre 5
Une sale affaire
1
L'inspecteur Sharko fut catapulté sur l'affaire. Le poste de police était planté à même pas quinze kilomètres de l'endroit où s'était produit l'incident. La nouvelle ayant fusé plus vite qu'une savonnette sur une piste de bowling, le village de cent quarante-trois habitants — cent quarante-deux maintenant — était déjà en ébullition. Le corps mutilé avait été découvert par un chasseur à 7 h 00, les forces de l'ordre furent alertées à 7 h 30 et le quadrillage du secteur se terminait à 7 h 50. Curieuses et commères s'amassaient par groupuscules pour cancaner sur la place pavée de l'église au style baroque, tandis que les hommes, plus discrets, préféraient discuter de « l'affaire Sarradine » autour d'une effrénée partie de belote dans l'unique café du coin. Les ragots, lancés à la fronde pour animer des polémiques tumultueuses, se multipliaient et frappaient à toutes les portes du village en n'oubliant personne. À la boulangerie, les habitants achetaient leur baguette et campaient là, agglutinés par paquets difformes devant la vitrine à s'effrayer les uns les autres sur un potentiel malade mental qui avait décidé de les décimer tous autant qu'ils étaient. À la crémerie, deux cents mètres plus loin, Monsieur Sarradine avait été attaqué par une bête sauvage, une sorte de loup-garou, et dans la laverie, sa femme l'avait tué à coups de hache.
Noyés par des histoires à sortir des comateux de leur sommeil, poursuivis par une tripotée de pies fatigantes et une batterie de dindons survoltés, les journalistes, caméras et calepins au poing, regrettèrent vivement de s'être aventurés là.
L'inspecteur débarqua, encadré de son équipe restreinte, à proximité du corps. Le policier, impeccablement rasé et à la carrure de basketteur, plaçait en toute priorité un métier qu'il aimait plus que sa femme. Il était d'ailleurs réputé pour son enthousiasme à prendre de telles affaires en main, et surtout pour sa rigueur qui filtrait rien qu'en le regardant : chemise blanche ainsi que fine cravate noire, style agents du F.B.I., cheveux à peine plus longs qu'un ongle rongé et coiffés en brosse, et pantalon de flanelle impeccable. Depuis les vingt-cinq années qu'il exerçait, il avait toujours enlevé avec brio les affaires délicates qui étaient passées dans sa juridiction. Il connaissait le sens juste des mots honneur, loi et devoir, aussi il ne bouclait jamais un dossier sans qu'il fût irréprochable. Il se tenait près du cadavre au regard blafard et aux traits ravinés aux côtés d'un légiste, d'un photographe et d'un première classe.
— Tant pis pour mes chaussures, coassa-t-il, alors qu'il enfilait des gants de caoutchouc blancs trop étroits pour ses mains de géant.
Au fond, des curieux languissants et des amateurs de faits divers s'amassaient en grappes noirâtres, repoussés par des policiers de plus en plus impuissants. Le silence, bien que fendu par des cris perçants, était plus lourd que jamais et drainait une atmosphère en parfaite adéquation avec la gravité du meurtre.
Le légiste saisit un minuscule magnétophone rangé dans sa poche droite, vérifia que la cassette était rembobinée au début, puis s'accroupit à proximité de la masse inerte. De son pouce corné, il enfonça le bouton rouge d'enregistrement.
Manqueturne, 9 h 18 du matin, mercredi 13 septembre 1999.
Homme d'environ cinquante ans, un mètre quatre-vingts, quatre-vingts kilos. Retrouvé dans un champ, alors qu'il labourait en pleine nuit… Boîte crânienne fracturée de l'arcade sourcilière gauche jusqu'au sommet du crâne. Ecchymose à la tempe. Frappé avec un objet contondant. A probablement été tué sur le coup… Plaie profonde à la cuisse droite. Largeur d'environ cinq centimètres, sur une longueur de trente centimètres. Cause inconnue pour le moment. Tendons arrachés, fémur visible à plusieurs endroits… non fracturé.
Traces de ce qui semble être une dentition sur le contour de la plaie. À voir la coagulation du sang, la mort doit remonter à une dizaine d'heures. À déterminer précisément lors de l'autopsie… Pas d'autres plaies apparentes. Terminé.
Il stoppa le magnétophone.
— Alors inspecteur, qu'en pensez-vous ?
— Et bien, nous voilà avec un beau meurtre sur les bras ! Et pas un des plus classiques, en plus ! Moulin, venez ici !!
Le policier, grand échalas qui pesait la moitié moins que l'inspecteur, accourut en agitant latéralement la tête à la façon d'une vache normande.
— Oui, inspecteur Sharko ? dit le jeune homme, un poil essoufflé.
— Vos conclusions sur les empreintes ?
— Celles d'un homme, probablement. À voir leur enfoncement dans la boue, il doit peser dans les soixante-cinq kilos. J'en fais soixante et… regardez la profondeur… quasiment équivalente. Il doit chausser du quarante-trois, ce qui laisse entendre une taille moyenne. Quant au type de chaussures, à voir l'absence de dessin sur la semelle et la présence d'un talon, on peut affirmer qu'il portait des chaussures de ville. Je suis en train de mouler les empreintes, le labo nous donnera d'autres informations. Autre fait important… Regardez ici, à quatre mètres du corps…
Ils le suivirent, prenant soin de contourner la scène du crime.
— Il s'est arrêté ! s'exclama l'inspecteur d'un ton qui marquait l'excitation. Les pas sont plus profonds, et les uns à côté des autres… Et puis avant, l'espace entre les pas est petit, alors qu'après, il est beaucoup plus grand !
— Exactement inspecteur ! dit Moulin, mimant les mouvements. Le meurtrier devait être tenu en joue par le fermier, ce qu'il l'a fait s'arrêter et ce qui explique les traces plus enfoncées. Puis il a dû jaillir pour le tuer.
— Pourquoi l'autre n'aurait-il pas ouvert le feu, dans ce cas ? lança le légiste, interloqué par de si justes conclusions.
Ils retournèrent aux abords du corps, les pas lestés par une glaise couinant sous leurs semelles. L'inspecteur, qui avait plongé ses bottes de cuir dans une fondrière, pestait plus qu'un cobra royal. Il s'abaissa finalement pour constater.
— Regardez ici ! Ce renfoncement dans la boue… Celui d'un objet contondant… Il a dû être lancé au visage du fermier, sinon, on n'aurait pas retrouvé son empreinte sur le sol…
— Judicieux, inspecteur ! s'exclama le légiste. J'ajoute même que notre cadavre avait la tête tournée au moment du choc. Vous voyez ce trou au niveau de la tempe ? Il entoura la plaie du doigt.
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