Après s'être définitivement arrêté de pianoter, il ingurgita, sans même réfléchir, une énième tasse de café. Toujours pas d'accident. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Et s'il ne se passait rien ?
Il se pavana comme au temps des romains, allongé sur le côté, mâchouillant avec nonchalance une grappe de raisin. Puis il permit à ses paupières de baisser l'écran, pas pour dormir, juste pour régénérer une parcelle de motivation. Un calme de cimetière lunaire plantait ses tombes dans le salon, aussi ne put-il s'empêcher de serrer son arme encore plus fort, soudainement enroulé d'une vibrante impression d'être dévisagé…
5 h 00. Le soleil sortit de son duvet, les cheveux en brosse.
Warren lorgna une dernière fois le bassin, avant que les volets ne se fermassent. Il avait été traîné de force dans un sommeil plombé.
5 h 33. Un cauchemar lui fendit le crâne. Une histoire de centaure à trois pattes et sans tête. Incompréhensible, comme d'habitude, et effrayant, mais ça c'était normal… Un autre cadavre ! Un deuxième poisson-clown ! Il se retourna, scruta autour de lui. Personne. Il s'arma de sa batte, galopa jusqu'à la porte d'entrée, puis celle de derrière… Toutes fermées… Ici, au bas de la cave, là, dans le débarras ! Pas âme qui vive ! Il grimpa les marches, mais ils ronflaient, tous. Il dévala, s'enferma dans la salle de bains, et se mit à pleurer. De rage, de peur, d'impuissance. Aveugle, sourd, impotent, voilà ce qu'il était devenu. Il goba sans eau un antidépresseur dans la pharmacie, l'accompagna d'un somnifère, avant de s'affaler sur la banquette telle une glace à trois boules qui fond au soleil. On se jouait de lui, on le narguait, on cherchait à le rendre marteau.
Et son relâchement, aussi minime fût-il, lui avait coûté une nuit blanche, un poisson, ainsi qu'une cuisante défaite face à son adversaire invisible.
La chose avait attendu que je dorme pour agir. Comment ça la chose ? Quelle chose ? Qui fait ça ? Et ces deux trous, monstrueux… Araignées… Couper les têtes… Trois pattes…
Oiseaux… Linotte… Un sommeil artificiel, médicamenteux, le guida à travers le dédale complexe des cauchemars qui, sans nul doute, l'accompagneraient encore pendant de nombreuses nuits…
14 h 08. Il émergea, le crâne en bouillie, les yeux englués, le cœur ramolli. Quel jour ? Ah oui mardi ! Que faisait-il là ?
Confusion. Trouble. Il s'arracha de la banquette, puis se servit un grand verre d'eau de robinet, paresseux au point de ne pas aller chercher une bouteille à la cave. Il n'oublia pas d'y noyer une, non, deux aspirines. Sur la table, un gribouillis de Beth.
« Suis à l'hôpital. Retour vers 16 h 00. T'M »
Ses idées fusionnaient en un magma brûlant, tumultueux. Il se perdit sous la douche, réparatrice, libératrice. Enroulé sur le sol, tête entre les jambes, il se laissa marteler la nuque par les gouttelettes qui drainèrent une sensation de béatitude.
Beth fut de retour beaucoup plus tôt que prévu. À 15 h 07 exactement. Son visage avait enfin refleuri. Bon signe, très bon signe. Il serra le petit dans ses bras.
— Ses examens sont terminés, dit-elle d'un ton vif.
— Et alors ? répliqua-t-il, curieux et revigoré.
— Tout va bien ! Mais il faut que je te raconte… Va jouer dans ta chambre, Tom ! Je viendrai te voir tout à l'heure. On ira chercher ton frère à l'école, d'accord ?
— Très bien maman, répondit le convalescent qui s'esquivait déjà.
Elle se régala de le voir monter l'escalier. Son bébé, ses bébés. Elle les adorait, et mourrait pour eux…
— Vas-y Beth ! Dis-moi ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
Il se grattait les cheveux, encore mouillés et en bataille.
— Intoxication au digodril ! Un voile écliptique avait obscurci son visage. Attends-moi deux secondes… Après un aller et retour jusqu'à l'armoire à pharmacie, elle jeta la boîte ouverte sur la table.
— La boîte était neuve… Regarde, il manque trois cachets ! Un par nuit. Vendredi, samedi, dimanche !
Elle se gavait de digodril assez régulièrement. Elle avait des problèmes avec son foie, qui se mettait aux trente-cinq heures de temps à autre. Ce médicament permettait à l'organe de retrouver un taux de régulation normal.
— Regarde sur la notice ! poursuivit-elle. Là ! « Ne pas laisser à portée des enfants. » Et ici, un peu plus bas ! « Ce médicament vous a été personnellement prescrit et délivré dans une situation précise. Il ne peut être adapté à un autre cas. » Les mots se reflétaient à la surface de son ongle vernis. « Ne pas administrer à des enfants de moins de douze ans. » Tu te rends compte, douze ans !! Il n'en a que huit !
— Pourquoi tu lui en as donné, dans ce cas ? demanda Warren, qui n'avait pas tout compris.
— Mais… Mais non, ce n'est pas moi ! clama-t-elle sèchement. Écoute la suite, avant de tirer tes conclusions parachutées ! À voir les crises, le médecin m'a dit qu'il les avait ingurgités la nuit. Ce médicament est un régulateur. Le foie ne les fixe pas immédiatement après ingestion, il faut attendre six heures. Chez l'enfant de moins de douze ans, le foie ne sécrète pas la… enfin bref, une enzyme capable d'assimiler le médicament. D'où le rejet, et son mal de ventre régulier. Voilà en gros pour les explications…
— Il les aurait avalés la nuit, alors ?
— Oui, inconsciemment. Un spécialiste du sommeil, là-bas, m'a appris qu'une minorité d'enfants font des actes la nuit indépendamment de leur volonté. Une espèce de noctambulisme actif. Certains sont retrouvés le matin, endormis dans la caisse de leur chien. D'autres ouvrent toutes les fenêtres du salon, de la cuisine, avant d'aller se recoucher !
— Incroyable ! Ils ne s'en rendent pas compte ? demanda Warren, s'enfournant un coton-tige au creux de l'oreille.
— Non ! Il m'a dit que les enfants reproduisent la nuit certains actes qui leur sont soit interdits, soit que leurs parents ont l'habitude de faire. Écoute ça ! Il a déjà rencontré des cas d'automutilation !! Leurs parents les retrouvaient le matin, entaillés de partout… Jamais de couteau ou quoi que ce soit dans le lit ! L'enfant se charcutait, nettoyait l'arme, et la rangeait soigneusement dans le tiroir de la cuisine ! Impensable, complètement impensable ! J'avais la chair de poule en sortant de là !!
— Je veux bien te croire ! s'exclama-t-il, frissonnant. Tom a donc voulu t'imiter ! Il voyait que tu cachais cette boîte dans la pharmacie. Il t'observait en train de prendre ces cachets, tout en sachant que lui n'avait pas le droit d'y toucher !
— Exactement ! J'avoue que tout cela me fait un peu peur… Imagine, il aurait pu se tuer… Prendre un autre médicament, ou boire du mercurochrome !
— Heureusement que tu ne travailles pas dans un cirque, comme avaleuse de sabres et de lames de rasoir !
Il se voulut rassurant, mais constatant qu'une panique aigre s'empara d'elle à rebrousse-poil, il l'enveloppa de ses bras de singe. Cimenté par les années, forgé par les aléas de l'amour, leur couple avait toujours su surmonter les murs perfides dressés par ce bien piètre maçon qu'est la vie.
— Ça va aller ma chérie… Ne t'inquiète pas…
Elle s'écarta un peu, mains jointes au niveau de la pomme d'Adam.
— Tu pourras relever l'armoire de la pharmacie, la mettre un peu plus haut, hors d'atteinte pour nos petits ?
— Oui, bien sûr… J'aurais dû le faire depuis bien longtemps… Elle est trop basse, c'est trop dangereux. Les enfants peuvent se servir comme ils veulent…
— Moi, je vais cacher mes boîtes au-dessus du meuble de cuisine. Précaution supplémentaire. Il va aussi falloir le surveiller au début. Il n'y a pas de médicaments contre ça, ni de recette miracle. Le meilleur moyen, m'a dit le spécialiste, est de prendre la main de l'enfant quand il se lève, et de le rediriger vers son lit. Sans le traîner, ni le réveiller, ne surtout pas le réveiller…
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